Enquête sur la réitération postcoloniale des méfaits coloniaux
par Ali Chibani
Un gouvernement et un parti ont le peuple qu’ils méritent. Et à plus ou moins longue échéance, un peuple a le gouvernement qu’il mérite.
Frantz Fanon, Les damnés de la terre[1]
C’est une réflexion née pour répondre aux questions sur lesquelles achoppe une expérience de terrain. En même temps, il vient combler un trou de soixante ans dans l’histoire des études en psychologie puisqu’aucun travail clinique sur les effets psychiques de la colonisation n’a été mené en Algérie depuis la disparition de Frantz Fanon.
Soixante ans après Frantz Fanon, le « troumatique » toujours à l’œuvre
Le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques de l’offense coloniale en Algérie[2] de Karima Lazali est plus qu’un livre. Cet ouvrage qui concourt au « Prix Oedipe des libraires » constitue un « asefru », c’est-à-dire une parole qui vient dénouer une situation psychique restée inaccessible à l’analyse et éclairer ce qui reste dans la nuit profonde de l’impensé. Autant dire que ce travail de la pensée constitue une thérapie collective pour le peuple algérien et, à travers lui, pour les peuples ayant souffert de la domination coloniale française.
Nommer les blessures, identifier leur expression et cibler leurs effets psychiques actuels sont les actes principaux de cette enquête née, nous dit la psychanalyste, « de la comparaison entre [ses] expériences de psychanalyste à Alger et à Paris. » (p. 7) Car Lazali a constaté que le patient algérien ne réussissait pas à séparer les « diverses injonctions de l’intime, du social et du politique » pour « se vivre pleinement autre et singulier » :
Les effets thérapeutiques étaient bien au rendez-vous, mais alors qu’une cure analytique, où qu’elle se déroule, s’apparente toujours à une révolution de l’intime, à Alger, cette révolution constamment recherchée reste presque systématiquement inachevée, à l’état de projet, sans cesse contrariée par un Autre : la famille, la politique, le religieux… Comment analyser ce trait d’une révolution confisquée de l’intime ? Et que masque ce goût mélancolique pour la plainte ? (p. 9)
Le terme « confiscation » employé par l’autrice est très évocateur pour le public algérien. Il s’agit d’un mot qui fait aussi jonction entre l’histoire, le politique et le social. Il rappelle d’abord le livre de Ferhat Abbas – l’un des leaders légitimes du FLN pendant la guerre d’Algérie – L’Indépendance confisquée. Il rappelle ensuite que « la libération acquise ne signifie pas une sortie de la colonialité. L’indépendance peut recréer une modalité de lien colonial qui fonctionne comme boussole dans le lien social. » (p. 249)
La confiscation de la liberté d’expression individuelle et collective par l’Etat et ses relais politiques et la pression sociale qui en résulte imposent une personnalité prédéterminée notamment par « la morale religieuse » à chacune et à chacun. Cette morale religieuse est qualifiée de « langage commun » des censures collectives que le sujet nourrit et renforce afin qu’on ne démasque pas ses « détournements intérieurs » si bien qu’il devient un rouage d’un système qui l’écrase et « le défenseur de l’ordre établi » : « Ainsi, les modalités spécifiques du pouvoir politique sont hébergées en chacun, comme l’a écrit Mohammed Dib : “Mais toute liberté vous est laissée ! Celle des autres seulement est en question.” » (p. 29)
Le trauma colonial montre que le sujet intègre cette guerre sans merci que le politique mène en Algérie contre l’altérité. La haine des différences est un héritage de la colonisation française qui, nous dit Karima Lazali rappelant la pensée de Nabile Farès dans Maghreb, étrangeté et amazighité, a construit un « blanc » de l’Algérie prétendant que le pays est vide de culture et sans civilisation : « La diversité est un problème permanent de la colonialité, qui s’acharne par tous les moyens à l’anéantir. » (p. 84)
Depuis la conquête, l’effacement a persisté comme une arme d’occupation. Il a d’abord été question de l’effacement de la disparition (dans les mémoires) de près d’un tiers de la population, puis de l’effacement des généalogies en organisant le « qui est qui ? », enfin de l’effacement du sens des responsabilités. Mais un autre effacement s’entend avec une violence inédite dans le propos de Victor Hugo en 1879, que rapporte l’historien Gilles Manceron : « L’Afrique n’a pas d’histoire ; une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe », tout en poursuivant un appel à la « colonisation pacifique », justifiant la conquête du territoire algérien : « Peuple ! Emparez-vous de cette terre. Prenez-là à qui ? A personne… Prenez cette terre à Dieu… » (p. 254-255)
C’est alors que des écrivains français vont se charger de remplacer ce qu’il a pu y avoir comme civilisation et culture avant la colonisation par un rattachement du territoire algérien à la civilisation grecque ou latine :
Après Louis Bertrand, Albert Camus transmet lui aussi cette fascination indépassable pour la supposée latinité du territoire, qui porte l’infréquentable couple de l’excès et de la carence de souvenance. La littérature coloniale révèle ainsi l’idéologie de la colonialité et montre en quoi l’« Algérie » est l’espace de latinité prétendument déjà-là, en attente d’être occupée. L’élimination de l’« indigène » devient dans ce contexte une nécessité politique pour laisser fleurir une mémoire blanche, latine et, de fait, spectrale. (p. 238)
La colonisation se construisant comme « un puissant mythe de naissance », « l’Algérie indépendante [fait] appel à la conquête arabe pour sortir de la domination coloniale et légitimer son existence… » (p. 231). Après l’indépendance, la guerre aux différences est menée à l’aide du « puissant dispositif LRP (Langue, religion et politique) ». Ce maillage de références est une évocation de l’institution d’une langue unique (français sous la colonisation ; arabe littéraire après l’indépendance), d’une religion unique (christianisme ; islam) et politique (la République et ce qu’elle a gardé de l’héritage monarchique ; le parti unique) qui chasse ce qu’il considère comme « impur » et auquel Karima Lazali consacre quelques-unes de ses analyses dans son premier ouvrage La parole oubliée[3]. L’impur est, sous la colonisation, tout ce qui est propre à « l’indigène » alors qu’il est, pour l’Etat algérien, tout ce qui est propre à la véritable histoire algérienne (tamazight, arabe algérien, survivances du paganisme, du christianisme et du judaïsme).
Les écrivains francophones face à l’Histoire
Bien qu’elle n’emploie jamais le terme, Karima Lazali s’intéresse à ce que l’universitaire américaine Marianne Hirsh appelle la « postmémoire ». Elle parle du malaise de ses patients qui « sont pris dans une histoire qu’ils n’ont pas connue et qui, le plus souvent, leur a été transmise dans un épais silence. Leurs questions peuvent ainsi se formuler : que faire et comment hériter de quelque chose qui s’est déroulé antérieurement à ma venue au monde et dont je peux parler pour des raisons que j’ignore ? » (p. 10)
Pour mener son enquête, Karima Lazali évoque à vrai dire très peu ses séances avec ses patients. Elle s’appuie sur les travaux d’historiens, de psychanalystes et sur un certain nombre de romans d’auteurs francophones comme Mohammed Dib, Nabile Farès et Yamina Mechakra… Les écrits de Jean El Mouhoub Amrouche lui fournissent un terrain d’études fertile. « La littérature, explique-t-elle, tente d’écrire les blancs et les impensés du fait historique. Surtout, elle oriente le lecteur vers la dynamique incessante entre le texte et ses marges invisibles » (p. 13). De plus, cette littérature permet de comprendre comment en « Algérie, s’est trouvée hébergée en chacun la dégénérescence du corps du collectif, dont le social constitue l’organe central. » (p. 18).
Il est intéressant de relever le rôle qu’a joué la littérature francophone algérienne pour résister au « blanc » de la mémoire hérité de la colonisation et maintenu par le pouvoir algérien. Karima Lazali donne un sens à la naissance de cette littérature : « La grande majorité des premiers écrivains algériens étaient francophones en raison de l’enseignement reçu. Mais il y a autre chose à entendre dans la manière de mettre au travail la langue française par le biais poétique : aller à la rencontre d’un autre versant de la jouissance de la langue pour, peu à peu, s’éloigner du versant réel des crimes commis en langue française. » (p. 60)
La colonisation ayant fondé sa terreur notamment sur la disparition des corps ou leur amputation, dans « le texte littéraire, il y va d’un corps “déchiqueté”, amputé, qui implore à partir de ses membres disparus. Ce corps réduit et éclaté est un effet majeur de la violence coloniale sur les subjectivités, rendu identifiable et lisible par les écrivains algériens. » (p. 61). Ces derniers font parler « ce qui reste de la destruction acharnée de la structure du lien tribal opérée par le colonisateur. » (p. 65).
Ce qui reste de cette destruction qui, dans son cours, exclut le père « du nom de l’ancêtre et de la loi » par l’attribution d’un nouveau patronyme, Kateb Yacine le fait apparaître dans le personnage de Nedjma, Mouloud Feraoun dans l’écartèlement culturel de Fouroulou et Jean El Mouhoub Amrouche dans le leitmotiv du « bâtard » dont il fait une nécessité historique dans le contexte colonial et postcolonial. Tahar Djaout, avec Les Chercheurs d’os, laisse « un texte testamentaire sur la mélancolisation des vivants à la recherche de leurs disparus et des morceaux de corps éparpillés et sans sépulture. » (p. 261).
Réitération des violences coloniales
Après l’indépendance, la frénésie de la « récupération sans restes » se saisit des Algériens. Ils s’y prennent en reconduisant ce qui a été à l’origine de leur trauma et qui n’a pas été inscrit dans la mémoire. En plus de la haine de l’hétérogénéité, se perpétuent les fratricides dont la colonisation a fait un moyen de domination et d’écrasement du peuple colonisé. Karima Lazali rappelle que le colonisateur, en arrivant en Algérie, a construit des alliances locales et opposé des « indigènes » à leurs frères. Ce procédé a été si important qu’on le retrouve en effet évoqué à grand renfort d’hyperboles et de pathétique dans bien des ouvrages coloniaux traitant de « la trahison » comme un trait de caractère naturel des peuples nord-africains.
La pratique du fratricide remonte à bien avant l’indépendance. Karima Lazali s’intéresse à l’histoire du « héros fratricide » qu’a été Jugurtha. Comme si son histoire contenait les signifiants qui ont agi la colonisation française et la guerre d’Algérie, il réagit à une « offense » tout comme prétendra le faire la France pour justifier la colonisation. Plus tard, de nombreux conflits intérieurs firent des centaines de victimes au sein du MTLD dès les années 40 avec la crise dite « berbériste », au sein du FLN, enfin entre le FLN et le MNA. Cela continue après l’indépendance avec l’élimination physique des opposants au régime de Ben Bella, puis de Boumediene et l’assassinat de Mohammed Boudiaf en 1992. Dans les années 90, l’Etat et les islamistes font plus de 200 000 morts, très généralement des civils ou des intellectuels et artistes, réitérant la pratique coloniale de la disparition et du refus de l’inscription : « La guerre intérieure des années 1990 est donc très clairement une guerre de l’entre-soi. Elle a été une poursuite spectrale de la guerre de libération. Ses signifiants et ses procédés ont fait retour, dans les langues, les imaginaires et les actes, cette fois entre le pouvoir politique et les islamistes. Ces derniers proposaient d’annihiler au sein d’une République islamiste toute trace de colonialité interne, par effacement pur et simple. Pour cela, ils se disaient “moudjahidines”. » (p. 179).
On retiendra l’appellation inédite de « la guerre intérieure » employée par Karima Lazali pour désigner ce qui est appelé communément « la Décennie noire ». Cela permet d’éviter de la désigner du nom de « guerre civile[4] » de plus en plus employé bien qu’il détourne l’opinion de la vérité historique.
« La libération ne suffit pas à faire liberté »
S’il est un mot clé dans l’enquête de Karima Lazali, c’est bien celui de la « réitération » pour parler du retour des violences coloniales après l’indépendance : « Étrange histoire des territoires et des peuples où rien du passé ne semble pouvoir passer, en perpétuelle résurgence et pourtant indisponible à la mémoire. » (p. 228). L’enquêtrice, qui indique que le « réel du “pacte colonial” apparaît lorsque le “colonisé” se cramponne au final à ce dont il croyait s’être libéré » (p. 252), préfère le terme de « réitération » à celui de « répétition » qui, selon elle, suppose l’existence d’une différence entre le fait initial et sa répétition, alors que la « réitération » signifie la reproduction parfaitement similaire de la même action :
A défaut de sépulture, de récit et de reconnaissance collective, les disparus occupent pleinement le lieu mémoriel. La réitération actuelle de la disparition indique, rappelait Nabile Farès en 1974, que « nous sommes mordus au plus tendre de nous-mêmes et il nous faudra un jour réparer cela, rendre le poisson à la mer d’où il est venu, laisser agir le sel sur la blessure et jeter l’hameçon dans un trou, loin de nous ». De génération en génération, ce qui est tu, licencié et meurtri fait retour dans le réel des corps. Le méconnaitre et le refuser ne font que rendre le retour dans le réel plus féroce et donc plus barbare. (p. 261)
Dans sa conclusion intitulée « En finir avec la damnation coloniale : les leçons de Fanon », Karima Lazali indique quelques « moyens pour inventer de la libération » (p. 268) et sortir du « pacte colonial ». Elle rappelle enfin – et cela devrait sonner comme un avertissement salvateur à l’oreille des manifestants qui luttent actuellement contre le « pouvoir » algérien hérité de la colonisation française et de l’invasion par l’armée des frontières – que si « l’indépendance de l’Algérie a entraîné un retour vers l’asservissement, c’est donc aussi parce que la libération ne suffit pas à faire liberté. » (p. 272).
[1] Cité par Karima Lazali, Le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques de l’offense coloniale en Algérie, Alger, Koukou Editions, 2018, p. 249.
[2] En France l’ouvrage a été publié sous le titre Le trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, Paris, La découverte, 2018.
[3] Karima Lazali, La Parole Oubliée, préface de Jean-Pierre Lebrun, postface de Nabile Farès, Paris, éd. Erès, 2015.
[4] Ce nom auquel certains médias et universitaires français semblent très attachés comme si cela pouvait détourner la malédiction de la guerre civile française – notamment celle déclenchée par l’OAS – pendant la guerre d’Algérie. Karima Lazali constate avec pertinence que le brouillage issu de cette guerre civile et formulé dans la question « qui tue qui ? » a été réitéré pendant cette « guerre intérieure ».
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