« Lancer l’âme en espérant une prise quelconque[1] »
Une lecture de Je suis quelqu’un d’Aminata Aidara
par Virginie Brinker
Estelle est l’une des trois filles de Penda. Pour quitter le Sénégal et suivre Éric, l’amant de sa mère, en France, celles-ci ont tout quitté, laissant derrière elles Florette, la sœur aînée restée chez son père. Elles s’y retrouvent rattrapées par une histoire de famille, un secret étouffant, lié à la perte d’un enfant illégitime, seize ans auparavant. Le roman s’emploie ainsi à faire progressivement la lumière sur cet épisode, à révéler ce non-dit qui en est l’épine dorsale. Ainsi pourrait-on résumer la trame du roman d’Aminata Aidara, Je suis quelqu’un.
À ceci près que ce roman excède largement cette trame. À l’image de ses personnages qui ne se laissent enfermer dans aucune identité monolithique et figée (Penda et Mansour sont métis, Éric est un fils de harkis, « bourreaux et victimes à la fois[2] », Zef est un « juif propalestinien, un Français anticolonialiste […] un homosexuel qui déteste le mariage[3]»…), aucun espace circonscrit (entre France, Sénégal et même Italie), aucun milieu déterminé (des villas résidentielles sénégalaises à la banlieue de région parisienne où Penda est désormais employée comme agent d’entretien dans un lycée professionnel, et de la cité aux multiples squats de la capitale dans lesquels évolue Estelle), le roman ne saurait se réduire à une fresque familiale dont il s’agirait de démasquer les tabous.
Il réfléchit, au sens presque optique, un questionnement qui lie parole, langage des corps et élan vers autrui.
Le Non-dit comme mouvement, ouverture des possibles
Là où la parole, la révélation, entérine une situation, à l’instar de cette « conversation-clé, celle qui a rendu définitive la décision[4] » de Florette de rester au Sénégal, « Aucun courant définitif ne me porte[5] », clame Estelle, qui aime se réfugier dans le non-dit. Le non-dit en effet, au-delà du secret familial qui sera in fine révélé, ouvre les possibles des personnages, du texte (à commencer par ses élargissements spatiaux) et de l’intrigue (les fausses pistes tentant d’élucider ce qui est arrivé à Jamal, le fils illégitime). Mais il est aussi appel, tension vers autrui, au sens de main littéralement tendue dans le roman. Il est cette « main ouverte » que Penda rêve d’incarner pour sa fille, ces « cinq doigts qui l’aideront à se relever[6] ». Dans un passage-clé du texte, il est d’ailleurs question de « se rendre à une conversation[7] ».
Le non-dit et les questionnements qu’il génère façonnent en effet la structure du roman. Sa dimension polyphonique d’abord, adoptant tantôt le point de vue d’Estelle, tantôt celui de sa mère. Une polyphonie qui permet, certes, d’entrer dans l’intériorité de chacun des personnages, mais en un mouvement, pour ainsi dire, motivé : « En sautant le tourniquet du métro, elle pense qu’il est temps de faire, au contraire, un bond en arrière. Vers sa mère. Vers elle-même », peut-on lire dans le prologue[8]. Sa dynamique diégétique ensuite (les promesses faites par Éric à Penda, l’attente ménagée autour de leur ultime confrontation). Ils autorisent enfin une écriture régulièrement adressée (les SMS et e-mails de Dialika et Mansour à Estelle) sans pouvoir jamais être suivie de réponses. Et c’est précisément cela qui est intéressant. Au-delà de la difficulté de communiquer, ce que ce dispositif suggère, paradoxalement, c’est un élan vers l’autre. Un élan que les diverses thématiques du roman ne démentent pas. Estelle s’intéresse à tous les laissés-pour-compte, Penda observe avec bienveillance les agissements de Salif, un jeune lycéen que l’on aurait tôt fait de considérer comme un gamin perdu, à tous les sens du terme…
Si Frantz Fanon m’était conté
La tension, au sens dynamique du terme, de l’œuvre vers autrui contribue à rendre sensible, au sens fort, la figure tutélaire de Frantz Fanon dans le roman. Si l’auteur « né Martiniquais, mort Algérien » a une emprise si forte sur Penda et la réconcilie, pour ainsi dire, avec elle-même, il n’en constitue pas moins une figure structurante de l’œuvre dans son ensemble, lui qui propose de « toucher l’autre, sentir l’autre, me révéler l’autre » dans Peau noire, masques blancs. Le langage corporel est extrêmement puissant dans le roman, il est ce qui se substitue souvent au non-dit et éclaire avec finesse une bonne part de la poésie du texte. « Quelque chose commence à grincer dans la cage thoracique de ses certitudes[9] », peut-on citer entre autre exemple. Ce corps de l’autre en lequel – en dépit des couleurs de peau et de leur essentialisation sclérosante – on peut se reconnaître fait toute l’âme de ce roman, qui nous révèle que l’autre n’est qu’un autre nous-même, et, sans vouloir dévoiler l’intrigue, qu’il ne peut être, au fond, que notre frère.
[1] Aminata Aidara, Je suis quelqu’un, Paris, Gallimard, « Continents noirs », 2018, p. 344.
[2] Ibid., p. 157.
[3] Ibid., p. 79.
[4] Ibid., p. 237.
[5] Ibid., p. 103.
[6] Ibid., p. 321.
[7] Ibid., p. 342.
[8] Ibid., p. 19.
[9] Ibid., p. 21.
Bien cher /chère Collègue,
Je vous fais tenir en pj cet article sur Le Grand Semblant,le dernier roman en date dâÃlisabeth Ewombé Moundo. En vous félicitant pour tout ce que vous faites pournotre culture, je vous souhaite une excellente journée.
Cordialement.
PF
Professor Pierre Fandio
Specialistin African & Comparative Literature; French Studies and Speech Analysis // HDR: 7et 9e Sections du CNU & Qualification Professeur: 10eSection du CNU
Vice-Deanin Charge of Research and Cooperation //Vice-Doyen en Charge de la Recherche et de la Coopération
Post-GraduateCoordinator // Responsable de lâUnité de Formation Doctorale, FA
Directorof GRIAD Research Team // Directeur du Groupe de Recherche surlâImaginaire de lâAfrique et de la Diaspora
University of Buea // Universitéde Buea
Web Page: http://www.ubuea.cm/researchprofile-pierrefandio/
Bonjour,
Merci de nous l’envoyer à l’adresse mail indiquée dans les contacts. Cordialement