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Comptes-rendus de lecture, Le Tarmac (Théâtre)

Sabyl Ghoussoub, Le nez juif

« Au berceau de la violence, les anges n’ont pas de pitié1. »

Par Sandrine Meslet

ghoussoubphoto

Construit autour de courts fragments aux titrages brefs et nerveux, indiquant au choix les thèmes, lieux, personnages qui y apparaissent, et répartis en trois grands chapitres « Notre petit Yahoude », « Libérer la Palestine », « Juif et fier de l’être », le roman de Sabyl Ghoussoub entraîne son lecteur dans une course effrénée, haletante et primordiale. Une course à travers les errances d’un jeune narrateur dans les mégalopoles de Paris, Beyrouth, New-York, Tel-Aviv et Istanbul où ce dernier conquiert les corps féminins qui viennent remplir, combler un être meurtri en quête d’une réconciliation intime.

L’acceptation de ce nez juif, sans cesse moqué par la famille du narrateur, passera ainsi par la découverte de ce qui heurte : être comparé, assimilé à un juif, renvoie aussi à une nécessité, celle de comprendre l’identité juive dans ce qu’elle aurait de néfaste, de dangereux ou encore d’humiliant pour l’identité libanaise. Derrière une cruelle brimade familiale, l’enjeu est double : accepter les traits saillants de son visage et rétablir une histoire en retraçant celle des juifs libanais dont les fragments de vie et de mort s’effacent inexorablement de son sol.

Le nez juif ou l’histoire ordinaire de ma haine

Dans le roman, l’antisémitisme est un héritage familial. En effet, dès les premières lignes, Aleph est déclaré laid par sa mère car il posséderait un « nez juif » qu’il est fortement incité à refaire. L’enfant puis l’adolescent trouve une réponse à ces vindictes dans la violence, ce qu’il lui vaut, cette fois, les reproches maternels : « Tu es violent, tu taperas ta femme. Tu n’as pas honte2. » L’incompréhension tourne rapidement à l’endoctrinement lorsque l’oncle du narrateur exprime, à son tour, sa déception : « Toi, le Français, tu ne peux pas comprendre, tu es un Occidental. Tu apprendras avec le temps à reconnaître l’ennemi3. »

Lorsqu’il sollicite l’aide de ce dernier pour que le film, qu’il vient de produire, passe le comité de censure, le narrateur ne se fait pas d’illusions. Les noms d’origine juive des acteurs français, assimilés à des partisans d’Israël et cités dans le générique, apparaissent comme une ultime provocation dans un pays où l’on traque la moindre trace de l’identité juive. Mais Aleph n’est plus à un conflit près, ainsi l’apprentissage du personnage centré sur sa capacité à profiter de ses traits fluctuants, le fait basculer de façon aléatoire de l’un ou l’autre côté, voir d’un troisième « Pour être un bon socialiste, il fallait aussi savoir faire la pirouette et, en la matière, j’étais un fin connaisseur. Un jour Juif, l’autre Arabe, le surlendemain bon Français, changer de veste ne me dérangeait pas4. » Son espoir de ressembler enfin à un « véritable Arabe » est, sans cesse, déçu : « Je venais de me rendre compte d’une chose merveilleuse. Si elle m’embrassait et couchait avec moi, c’est que je ne devais pas avoir l’air d’un Juif. Je ressemblais peut-être enfin à un Arabe, un vrai5. » La solution serait alors de se fondre dans toutes les identités qui sont projetées sur lui : « Je ressemblais à des dizaines de personnes d’origines différentes. Je pouvais être espion mais surtout acteur6. »

Cet entre-deux identitaire offre au narrateur une issue. Puisque tout dans ce monde semble fluctuant, aléatoire, poreux, il peut choisir d’osciller entre plusieurs vies, plusieurs métiers ou encore relations ce qui fera écrire au personnage de Nil, une de ses conquêtes, à l’adresse de la mère d’Aleph : « Ton fils est un malade mental, il devrait se faire soigner. Il est violent et s’imagine des vies insensées7. » Aux limites posées par les autres, le narrateur répond par une absence totale de contraintes, il n’est que mouvement. Le mensonge s’estompe au profit de la vérité du moment : « A l’aéroport, j’étais considéré comme un dangereux terroriste à cause de mes origines libanaises, mais une fois sur le trottoir new-yorkais, les rabbins m’accostaient et me souhaitaient la bienvenue sur ma deuxième Terre promise8. »

Toutefois, les impasses subsistent pour le narrateur, notamment au moment où il s’imagine acteur de cinéma : « Équation impossible à résoudre. Pour jouer dans un film français, je devais avoir un rôle dans un film libanais, mais comme j’avais une tête de Juif, je ne pouvais pas9. » Finalement, la carrière d’espion semble être celle qui offrira le plus de satisfaction, la langue se fait insolente et provocante pour dire l’enivrement des interdits  :« L’interdit me faisait jouir, la haute trahison aussi10. »

Vécue et affirmée comme un dommage collatéral du conflit israélo-arabe, cette dualité pose question car elle cache une tout autre réalité, celle du statut des Juifs libanais. La stigmatisation du narrateur au travers de son « nez juif » renvoie à cette impossibilité d’extirper l’identité juive de l’identité libanaise tant cette dernière s’inscrit et se confond avec le corps arabe. Le monde arabe se plaît ainsi à distinguer, par le biais artificiel du verbe, ce qui est lié, uni, mêlé. La langue se dérobe à cette volonté nationale dans la mesure où elle ne réalise pas cette séparation : elle ne la rend que plus absconse car, au prix de cette illusoire amputation, l’identité libanaise se désincarne et s’appauvrit.

 

Circulation des corps, impasse des idées

Le roman ne s’interdit pas non plus une critique acerbe des Arabes, replaçant concrètement le conflit israélo-arabe dans une guerre intestine : « Le plus grand malheur des Arabes n’était pas Israël, mais les Arabes eux-mêmes11. » au sein de laquelle la compromission reste entière : « Oui, l’argent était implacable. Quand il s’agissait d’argent, les Arabes perdaient leurs principes12. »

Isolé dans le monde arabe, Aleph se pose la question de partir en Israël pour enfin, pense-t-il, se réaliser mais l’enjeu lui fait peur car il risquerait de le couper définitivement de sa famille. Il n’y semble pas prêt, cependant, la possibilité de cette installation permet au narrateur de comprendre qu’une identité judéo-arabe n’est pas simplement une création de l’esprit mais un fait.

Et imaginer un instant qu’Israël pourrait me plaire m’effrayait. J’avais peur de me sentir vivant là-bas, j’avais peur que les autres pays me soient alors étrangers. Après tout, c’était le lieu du combat de ma famille, de mon pays et surtout de mon visage. Juif ou Arabe ? Pourquoi pas les deux ? Juif arabe. En séparant les deux termes, on a réussi à nous faire croire que nous étions différents.

Pourtant, des Juifs arabes, il y en a13.

La découverte des synagogues abandonnées du Liban, avec l’aide de Moussa, personnage contradictoire aussi perdu que le narrateur, qui photographie les tombes dans les cimetières juifs, parachève pour Aleph sa connaissance des traces, celles des tombes de la communauté juive libanaise. Dans une nouvelle tentative de réalisation, Aleph se rêve en marié au sein même de la synagogue, entouré des siens, faisant renaître de leurs cendres les traces d’un monde qui s’efface. Le narrateur s’indigne : « Ils14 ont sonné la fin d’une époque où l’on vivait ensemble, non pas dans le plus beau des mondes, mais au moins ensemble15. » et conclut plus loin : « Être juif, être arabe, cela veut tout et rien dire16. »

Il faut trouver un lieu qui se fasse la miroir de cette révélation, un lieu qui symbolise une réconciliation intime. Une ville permettra ce chemin et cette ville sera Beyrouth : « Cette ville me ressemble. Elle n’a ni queue ni tête. Elle est nerveuse, anarchique et bordélique (…) Le désordre est mon ordre naturel et Beyrouth doit être mon nid17. » Toutefois, la ville reste vaste, il est important d’y chercher un lieu si possible plus intime dans lequel on puisse y partager des valeurs en se laissant enfin aller à être soi : « Les bars sont mon refuge, mon antre. Je n’y ai plus peur de rien, ne me pose plus de questions. la vie, c’est ça. Des femmes qui dansent et des hommes à genoux qui applaudissent18. »

L’autoportrait réalisé à la fin du roman apparaît comme l’acceptation d’une identité duelle, triple, à la fois, toute et nulle. La fausse légèreté d’Aleph qui fraye souvent avec la désinvolture prouve l’importance que revêt son sujet. Le nez juif, c’est aussi et surtout l’acceptation de la différence par le biais de son incarnation, pour celui qui la vit dans sa chair, et d’admettre en guise de conclusion : « Seuls les livres pouvaient me réconcilier avec les hommes19. » Ce roman en est la démonstration.

1 Sabyl Ghoussoub, Le nez juif, Paris, Editions de l’antilope, 2018, 218 p., p. 87

2 Ibid., p. 38

3 Ibid., p. 90

4 Ibid., p. 42

5 Ibid., p. 66

6 Ibid., p. 108

7 Ibid., p. 79

8 Ibid., p. 57

9 Ibid., p. 112

10 Ibid., p. 116

11 Ibid., p. 105

12 Ibid., p. 124

13 Ibid., p. 127

14 Ce « Ils » demeure elliptique, il semble désigner les nombreux facteurs qui ont contraint les mizrahim, les Juifs d’Orient, à fuir leurs pays d’origine, pays arabes dans lesquels ils étaient nés et qui étaient aussi les leurs.

15 Ibid., p. 197

16 Ibid., p. 131

17 Ibid., p. 168-169

18 Ibid., p. 206

19 Ibid., p. 90

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