Le jasmin noir de Wafa Ghorbel ou l’écriture des passions
Par Haytham Jarboui
Il n’est pas aisé de classer Le jasmin noir qui se situe aux frontières de plusieurs genres. Il est à la fois un roman épistolaire, un journal intime et une autofiction. Mais quelle est l’intrigue de cette œuvre inclassable sur le plan générique ? Il ne s’agit pas certes d’une intrigue classique. C’est l’histoire d’une narratrice anonyme qui adresse trois lettres à son violeur dans lesquelles elle évoque des fragments de sa vie, notamment son retour au pays natal (la Tunisie) après avoir passé des années en France pour terminer ses études. Dans son pays d’accueil, elle a connu les aléas de l’amour et la rupture. Elle s’est produite sur scène, accompagnée d’un pianiste. Cette rencontre ne manquait pas de jeu de séduction. Toutefois, ce personnage connaît une véritable crise qui est si profonde que la narratrice n’a pas pu rafistoler sa blessure par l’union idéale à laquelle elle aspirait, c’est-à-dire un mariage qui rompt avec la tradition. La crise se perpétue jusqu’à la fin du roman où priment les analyses psychologiques et le regard critique vis-à-vis de la société tunisienne au sein de laquelle la narratrice a grandi. Dans ce roman, l’héroïne écrit ses passions, ses désespoirs, ses jubilations et sa révolte.
Une rhétorique des passions
« C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature », a écrit André Gide dans son Journal pour mettre l’accent sur la primauté des « passions tristes1 » en littérature. Le Jasmin noir se situe dans le sillage de cette conception, puisqu’il consacre le pathos qui ne doit pas être néanmoins considéré comme un domaine inférieur ou moins important. Charles Péguy note qu’« il faut renoncer à cette idée que le pathétique forme un royaume inférieur »2, et ajoute que « nous connaissons tous des passions qui sont claires comme des fontaines »3. D’ailleurs, les passions de la narratrice du Jasmin sont claires comme l’eau de roche. Pour les sublimer4, elle a choisi d’écrire trois lettres dans l’urgence : « Il est deux heures et demie du matin, une envie indomptable d’écrire, de t’écrire, m’envahit, me saisit, me cloue face à une feuille vierge assoiffée des caresses, des sillons d’un stylo bavard longtemps abstenu…»5. Cette entreprise d’écrire en urgence est comparable à celle de Cioran chez qui l’écriture est inévitable, ce qui fait penser à ce « coup de hache » de Kafka : « Dieu ne veut pas que j’écrive, mais moi je dois »6. Si la narratrice a décidé d’écrire ces lettres, ce n’est pas seulement dans le but de lutter contre l’oubli (l’oubli de soi), mais aussi de se débarrasser d’un fardeau qu’elle a dû supporter deux décennies : « vingt ans de gestation sont largement suffisants !7 ».
Les lettres sont adressées à une personne dont l’identité est hypothétique : les écrit-elle à un amant ou à un mari ? En effet, on ne saura celui à qui sont adressées les lettres qu’à la deuxième partie du roman. Il s’agit de son violeur qui est devenu « le banquier de [son] père8 ». Ce destinataire est la cause de sa déchirure qui la marquera toute sa vie : « Toi ! Ma déchirure familière, ma peur persévérante, mon ombre importune…9 ». Dès les premières pages, l’écriture plonge le lecteur dans un univers angoissant. Le titre et la couverture du roman en témoignent : un titre en couleur vermeil sur un fond noir. En effet, le titre appelle un couple antithétique : le noir et le blanc, c’est-à-dire la lumière et les ténèbres (La romancière a-t-elle été inspirée par l’oxymore de Gérard de Nerval « un soleil noir » ?). Toutes les composantes du « régime diurne de l’image » – pour renvoyer à Gilbert Durant – sont présentes en amont. La narratrice évoque la nuit comme complice de l’écriture (« Nous avons la nuit et une liasse de feuilles voraces, à ton image, devant nous.10 »), et l’invoque comme une incantation, d’où les trois récurrences « il est deux heures et demie du matin ». La nuit hante et angoisse autant la narratrice que le lecteur : « Je vis dans une nuit infinie… une nuit infinie vit en moi… tu vis en moi… tu grandis en moi11 ». Certes, il ne s’agit pas de la nuit des amoureux en sérénade, où l’on voit un ciel constellé de mille étoiles et le clair de lune pour être « à contretemps du jour et de leur société12. » Ce n’est pas non plus la nuit mythologique qui interpelle Éros qui doit avancer dans l’obscurité pour ne pas voir la beauté exaltée de Psyché. La nuit – qui constitue l’imaginaire de la narratrice – est favorable à la rupture et à la syncope13. Cette nuit traduit le dilemme que vivait le personnage, ainsi que sa révolte, ce qui fait penser à la conception de la nuit chez Georges Bataille qui disait que « la nuit est elle-même la jeunesse et l’ivresse de la pensée ; elle est tant qu’elle est la nuit, le désaccord violent. Si l’homme est en désaccord violent avec lui-même, son ivresse printanière est la nuit…14 ». Cette expérience est digne d’une « expérience intérieure »15 au sens bataillen encore une fois, où la narratrice explore son intériorité en s’opposant à toute forme d’autorité et en remettant en questions les valeurs dominantes.
Entre deux cultures
Le désaccord caractérise la narratrice de ce roman qui est révoltée contre un ordre établi, tiraillée entre deux cultures : une qui est occidentale (française) et une autre qui est maghrébine (tunisienne) : « Ici je ne pense qu’à là-bas, je ne rêve que de là-bas, et là-bas, je n’arrive pas à me détacher d’ici, définitivement nostalgique…16 ». La société dont fait partie l’héroïne renferme tant de contradictions. Ainsi la narratrice écrit-elle à la onzième partie de la première lettre : «Tout est fait dans l’excès et la contradiction dans cette société, à la fois, si proche et si éloignée de mes attentes17 ». Elle conçoit son orientalité et sa tunisianité comme une entrave qui empêche son corps de se libérer. Ce corps est à la fois amoureux et blessé, et il est incapable d’une « scission douloureuse » et doit demeurer un corps polisé (conforme à une organisation et une stratification de la cité qui désavouent le corps féminin). Le corps amoureux, dans le roman, n’échappe pas au départage entre pays d’accueil et pays de naissance, entre tradition et liberté, entre parole et silence.
En effet, la narratrice a connu l’amour alors qu’elle continuait ses études en France. Et c’est bien « le vert paradis des amours enfantines »18 que décrit la romancière, faisant confondre les échos des amours impossibles d’un Paul et Virginie dont le corps refuse de se réaliser dans l’étreinte amoureuse, et les amours shakespeariennes où l’union des amoureux n’est possible que dans un au-delà rêvé. Cette impossibilité suscite chez la narratrice un sentiment de désespoir et une crainte. Partant, les doutes se renforcent et accentuent l’aliénation symbolique de la narratrice par rapport à son propre corps qui semble étranger à elle-même. Elle finit par écrire une lettre à son amant pour lui annoncer la rupture à cause des différences culturelles :
De plus, nous sommes tellement différents ! Tu es athée, je suis croyante, tu es Français malgré tes origines et ta naissance, je suis orientale de la tête aux pieds, tu es libre, je ne l’ai jamais été et je n’oserai jamais le devenir…19.
Le corps de la narratrice écrit et s’écrit (s’écrie !) au rythme du corps biologique. Il est syncopé au ravissement de l’amour (ravi aussi à l’enfance !). Les suspensions sont nombreuses dans le roman et semblent traduire, non l’hésitation et les non-dits, mais la suspension et le temps d’arrêt entre chaque battement du cœur : « Sur le rythme de ma respiration haletante, je vois défiler les images autour desquelles ma vie s’est construite (dé-construite ?)20 ». L’écriture du corps (« du » est article indéfini génitif) correspond parfaitement à la construction d’un corps romanesque qui est désiré et désirant. Le corps de l’écriture exprime les jouissances du corps de la narratrice, ce qui fait que le lecteur ressent l’euphorie, mais cette euphorie est teintée d’angoisses et se confronte aux tribulations qu’a vécues l’héroïne.
Le roman se lit à vrai dire comme un ensemble de paysages traduisant «l’expérience intérieure » du personnage. Ces paysages ne sont point extérieurs au personnage, mais ils sont enveloppés en cette femme, et font naître le désir au sens deleuzien chez le lecteur, puisque ces paysages sont constitués par agencement. Le désir est consubstantiel au texte lequel le lecteur cherche à travers les béances du langage une correspondance avec le réel. La narratrice use des mots pour exorciser les maux qui la hantent comme un diable au corps. Elle évoque ses amours perdues en écrivant aussi rapidement que possible pour ne pas voir le visage des mots, tel Orphée qui devrait traverser les enfers sans regarder le visage d’Eurydice de peur de la perdre à jamais. Les mots en disent trop – ou presque – et ne doivent pas se taire, au risque de succomber au silence, allié stratégique de la nuit quand les amoureux se taisent pour se regarder et s’embrasser.
Jacques Brel et Léo Ferré
Tout est affaire de corps et de passions dans le Jasmin étant donné que la femme qui raconte son histoire à la manière de La femme de trente ans à l’aube du vingt-et-unième siècle évoque les étapes de sa vie. L’introspection est la technique adoptée par l’auteure qui livre des émotions et des passions à l’état brut sans user de beaucoup d’artifices. Cette écriture rappelle les romans de Marguerite Duras, en l’occurrence L’Amant. Le langage du roman est celui de l’immédiat pour garder à chaud des événements qui n’ont rien d’ordinaire et sont érigés au statut des romances qui font rêver les âmes sensibles et suscitent les émotions à une ère où « la société de spectacle21 » a pris le dessus et a transformé en marchandise les désirs, les émotions et même l’art qui, d’ailleurs, occupe une importance primordiale dans le roman.
En effet, la musique est présente dans quasiment toute l’œuvre. Elle est à la fois un signifiant et un signifié. La musique constitue un signifiant dans la mesure où le langage se substitue aux notes sur un solfège. Les envolées lyriques de la narratrice, quoique interrompues par des méditations poétiques sur sa condition de femme, font jubiler le lecteur. De ce fait, le langage, dans le roman, est musical et fait entendre une symphonie (ou un concerto à violons et à clarinettes). N’y a-t-il pas quelque part une inspiration vivaldienne, particulièrement des Quatre Saisons (essayons de lire le roman en écoutant cette composition) ? Peut-être oui, puisque le roman est un ensemble de tableaux dont chacun suscite des émotions différentes ; on passe souvent du rire (jubilatoire) aux larmes, de l’amour au dégoût de l’existence (quand les amoureux se séparent), de la grâce à la disgrâce sans « perdre d’ouïe » les vibrations des mots qui, pour utiliser une métaphore classique, agissent comme un archet sur les cordes du cœur, mais aussi sur le corps. Ce corps est érotisé par la musique et les notes du piano ; l’amour charnel revoit le jour lors des performances musicales, quand la narratrice se produisait sur scène en chantant les standards de la chanson française et du jazz. Les références à la musique et la reprise des paroles des chansons de Jacques Brel, d’Yves Montand et de Léo Ferré sont les points d’attache à Paris, autre lieu hétérotopique dans le roman.
Le Jasmin noir est l’éloge des amours sincères et de la révolte contre la doxa. C’est par les passions qui sont « les plus partagées parmi tous les mortels » et par la musique qui est un langage aussi universel que la narratrice parvient à faire tressaillir le lecteur et secoue son indifférence, loin de la compassion et de la pitié, afin de comprendre sa condition de femme, ce qui garantirait une prise de position favorable à cause. La plaidoirie de la narratrice qui a opté pour une rhétorique des passions, serait peut-être un appel pour dénoncer la violence perpétrée par la société contre la femme.
1 Dans la théorie des affects, Spinoza emploie le concept de « passions » pour parler de l’influence du monde extérieur sur notre corps, contrairement à Descartes qui pense que les « passions tristes » apparaissent par l’influence de l’âme sur le corps. Spinoza distingue trois types de passions : les passions actives, les passions passives et les passions tristes. Selon Spinoza, « les passions tristes » diminuent le conatus de l’individu. Dans Le Jasmin noir, « les passions tristes » sont le moteur de l’écriture et de la création.
2 Charles Péguy, Note sur M. Bergson, in Œuvres en prose, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1261. Cité par Gisèle Mathieu-Castellani, La rhétorique des passions, Presses Universitaires de France, Coll. « Ecriture », 2000, p. 1.
3 Ibid.
4 « Sublimer » est employé au sens métaphore, c’est-à-dire au sens d’idéaliser et de purifier, et non au sens psychanalytique théorisé par Sigmund Freud.
5 Wafa Ghorbel, Le Jasmin noir, La Maison Tunisienne du Livre, 2016, p. 19.
6 Citée par Philippe Sollers dans La guerre du goût, Gallimard, Coll. « Folio », 1996, p. 383.
7 Wafa Ghorbel, op.cit., p. 19.
8 Ibid., p. 72.
9 Ibid., p. 21.
10 Ibid.
11 Ibid., p. 23.
12 Catherine Clément, La syncope. La philosophie du ravissement, Grasset & Fasquelle, 1990, p. 60.
13 Sur le quatrième de couverture du livre de Catherine Clément, l’éditeur a présenté cette définition : La syncope ? Elle peut être médicale, grammaticale, musicale, poétique. Elle est d’abord une suspension du temps et une absence du sujet. Une éclipse cérébrale » telle qu’on la nomme aussi « mort apparente ». Un instant en moins qui ouvre sur une vie autre. Et pourtant la syncope, ce « faux pas du cerveau », est un ressort secret de la vie. Un coup de foudre, un tango, un orgasme, une extase, une angoisse, une ponctuation, un éternuement… Autant de ravissements nécessaires. La pensée même n’y échappe pas.
14 Georges Bataille, Le coupable, rire et tremblement, Œuvres complètes, Tome V, Gallimard, 1973, p. 354.
15 « J’appelle expérience un voyage au bout du possible de l’homme. Chacun peut ne pas faire ce voyage, mais, s’il le fait, cela suppose niées les autorités, les valeurs existantes, qui limitent le possible. » (Georges Bataille, L’expérience intérieure, in Œuvres Complètes, Gallimard, Coll. « La Pléiade », V, 1973, p.19)
16 Wafa Ghorbel, Op.cit. p. 89.
17 Ibid., p.86.
18 Charles Baudelaire, « Mæsta et Errabunda », Les Fleurs du mal, Librairie Générale Française, 1999, 113.
19 Wafa Ghorbel, Op.cit., p.47.
20 Ibid., p.20.
21 « La société de spectacle » est le titre-concept d’un essai de Guy Debord, dans lequel il critique radicalement la domination de la société de consommation sur toutes les formes de vie, notamment l’art, ce qui conduit à une aliénation par la marchandisation de l’art dans une société qui est submergée par l’image.
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