Petit pays de Gaël Faye ou les paradoxes de la temporalité adolescente
Par Virginie Brinker
Est-il encore besoin de présenter Petit Pays de Gaël Faye[1] ? Ce premier roman, aux multiples prix, notamment le Prix Goncourt des Lycéens, narre une tranche de vie, celle de Gaby, un enfant contraint de grandir trop vite, pris entre le génocide au Rwanda de 1994 et ses répercussions au Burundi, pays dans lequel il réside après l’exil forcé de sa mère rwandaise et tutsi suite au massacre de 1963[2].
Il y aurait bien des façons d’aborder ce texte, en étudiant, en particulier, les rapports entre réel et fiction, ou encore la narration intéressante et assez singulière de l’Histoire, notamment celle du génocide des Tutsi au Rwanda, vue depuis le Burundi[3]. Mais c’est sous l’angle de l’adolescence, dans le cadre de notre dossier thématique mensuel, que nous souhaiterions envisager ce roman. Rappelons que le terme « adolescent » signifie étymologiquement en latin « celui qui est en train de grandir ». Or cette période temporelle qu’est l’adolescence est éminemment paradoxale. On peut en effet l’appréhender au sein d’une continuité linéaire, la percevoir comme un stade intermédiaire qui implique donc une projection vers la vie adulte. Mais c’est aussi une forme de suspension du temps, une parenthèse, que permet la société aux jeunes gens en leur évitant de prendre trop de responsabilités sociales, et ce afin de se forger une identité. Or les événements historiques ne sont pas sans conséquences sur l’appréhension de cette temporalité particulière. Régine Waintrater[4], psychanalyste spécialiste des traumatismes extrêmes et de leur transmission, a ainsi forgé la notion d’« empoisonnement du temps », notion qu’elle définit comme un changement radical des repères temporels, notamment ceux de l’âge, des générations et des fonctions parentales. Entre temporalité, identité et traumatisme historique, comment l’adolescence est-elle envisagée dans le roman ?
Un temps hors du temps ?
Si l’adolescence peut être considérée comme une parenthèse, c’est notamment parce que s’extraire du continuum linéaire permet, au sens propre, de ne pas s’en soucier. La légèreté des premières pages témoigne, par leurs pointes d’humour, de cette insouciance : « – Alors… pourquoi se font-ils la guerre ? / – Parce qu’ils n’ont pas le même nez […] Le fond de l’air avait changé. Peu importe le nez qu’on avait, on pouvait le sentir[5]. »
Pourtant, cette période de quiétude se trouve rapidement entachée par la séparation des parents, qualifiée de « début de la fin du bonheur » remontant à « ce jour de la Saint-Nicolas » dès la page 20, alors que Gaby n’a que 10 ans. À partir de là, loin de la suspendre, le roman ne pourra que dérouler la chronologie propre au personnage (« ce fut notre dernier dimanche tous les quatre, en famille[6] ») et aux événements historiques (« La guerre au Rwanda avait recommencé depuis quelques jours[7] »). Les mentions de dates se feront alors constantes, soulignant en crescendo la montée de la violence : « pour fêter cette nouvelle année 1993[8] », « les élections présidentielles du 1er juin 1993[9] », « ce jour-là, le 21 octobre 1993[10] », « ce matin du 7 avril 1994[11] »…). L’adolescent, ou du moins le pré-adolescent, n’en sera quelque part déjà plus un. L’un des premiers objets de dispute entre les parents narré dans le récit concerne en outre la question identitaire : « – Toi c’est pas pareil, Yvonne, a rétorqué Papa, agacé. Tu rêves de vivre à Paris, c’est ton idée fixe […] – Mon pays c’est le Rwanda ! Là, en face, devant toi. Le Rwanda. Je suis une réfugiée, Michel. C’est ce que j’ai toujours été aux yeux des Burundais[12] ». Ici, l’histoire (la diégèse) et l’Histoire (les événements qui secouent les deux pays) se rejoignent sur la question des clivages identitaires et le divorce des parents peut dès lors peut-être recouvrir également un sens métonymique, ou du moins métaphorique.
En outre, la suspension du temps que devrait être l’adolescence devrait aussi correspondre à une quête identitaire. Or le roman décrit une spirale infernale : celle des identités en permanence assignées, comme vient d’en témoigner la mère. De même, Gaby semble étouffé par ces assignations : qu’elles émanent de son cercle familial (« Mamie en voulait à Maman de ne pas nous parler kinyarwanda, elle disait que cette langue nous permettrait de garder notre identité malgré l’exil […] Au milieu de tout ça, je peux vous dire que je me foutais bien du Rwanda, sa royauté, ses vaches, ses monts, ses lunes, son lait, son miel et son hydromel pourri[13] »), ou de son groupe d’amis de l’impasse : « Quand nous étions tous les deux, [Gino] insistait pour que j’acquière ce qu’il appelait une « identité » […] et répétait qu’ici nous n’étions que des réfugiés et qu’il fallait rentrer chez nous, au Rwanda[14] ».
Un temps de la projection ?
Les anticipations sont rares dans ce roman essentiellement construit, a contrario, sur une analepse. C’est une voix adulte, celle de celui qui appréhende de fouler à nouveau les terres de son enfance, que l’on peut lire en italiques[15], qui ouvre et enchâsse le récit. La seule prolepse qui apparaît relativement clairement clôt le chapitre du onzième anniversaire de Gaby, de la bagarre avec Francis et du crocodile eventré : « ce moment de bonheur suspendu, […] l’éternité de mes onze ans […] et je savais alors au plus profond de moi que la vie finirait par s’arranger[16] ». La tension entre cette projection vers l’avenir et la notion d’éternité est typique ici du paradoxe de l’adolescence que nous évoquions en introduction. Mais elle est aussi symptomatique des réactions du petit Gaby. En effet, le seul futur que l’on envisage pour lui est celui de correspondre à une identité assignée comme on l’a vu. Son refus de cette projection signe ainsi sa propre quête identitaire, sa singularité : « Comme Maman, Mamie, Pacifique et Rosalie, Gino rêvait du grand retour au Rwanda, et je faisais semblant de rêver avec eux pour ne pas les décevoir. Pourtant, secrètement, je priais pour que rien ne change, pour que Maman revienne à la maison, pour que la vie redevienne ce qu’elle était, et qu’elle le reste, à jamais[17] ».
Ainsi, les seules anticipations du récit concernent finalement les événements historiques à venir, dès lors perçues comme autant de pièges qui se referment sur les personnages, loin de représenter leurs aspirations à la création libre de soi : « Nous ne le savions pas encore, mais l’heure du brasier venait de sonner, la nuit allait lâcher sa horde de hyènes et de lycaons[18] ».
L’empoisonnement du temps
Pour Régine Waintrater, ce sont en premier lieu les fonctions parentales de filiation qui se voit affectées par le traumatisme historique. Or, le roman s’ouvre sur la disqualification de la parole du père (« un petit Français du Jura, arrivé en Afrique par hasard pour effectuer son service civil[19] ») qui répercute, de façon tout à fait simpliste, les stéréotypes identitaires qui ont mené au génocide, c’est-à-dire ceux qui sont nés de la « fable hamitique » et de son instrumentalisation par les extrémistes hutu au Rwanda : « Vous voyez, au Burundi, c’est comme au Rwanda. Il y a trois groupes différents, on appelle ça les ethnies. Les Hutu sont les plus nombreux, ils sont petits avec de gros nez[20] ». Or, historiquement, Hutu et Tutsi sont un même peuple, parlant une même langue, le kinyarwanda, et priant originellement un même dieu, Imana, la grille de lecture « ethnique » ayant été forgée durant la période coloniale. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons notamment citer des chercheurs tels Catherine Coquio[21], Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda[22] ou encore Josias Semujanga[23] qui ont démontré comment les mécanismes d’une interprétation « biblio-scientifique », croisement improbable d’une lecture de la descendance mythique de Cham (fils maudit de Noé, livre V de la Genèse) et des schémas gobinistes de l’inégalité des races humaines, ont contribué à façonner de toute pièce les « ethnies » du Rwanda, faisant notamment des Tutsi au fil des siècles et des contextes sociopolitiques une « race noire supérieure », assimilée aux Égyptiens, aux Éthiopiens, et apparentée aux Juifs, des « hamites », des « Noirs d’exception ».
Le monde du temps empoisonné est aussi celui du renversement des générations, comme en témoigne cet échange entre Gaby et Gino : « –Mais on n’est qu’une bande d’enfants. Personne ne nous demande de nous battre, de voler, d’avoir des ennemis. / – Nos ennemis sont déjà là. Ce sont les Hutu, et eux n’hésitent pas à tuer les enfants, cette bande de sauvages[24] ». Plus largement, il s’agit d’un monde systématiquement « inversé » : « Les valeurs auxquelles nous étions habitués n’avaient plus cours. L’insécurité était devenue une sensation aussi banale que la faim, la soif ou la chaleur[25] ». Gaby, rattrapé par cet « empoisonnement du temps », sera ainsi amené à commettre le pire. En se repenchant sur son histoire, au sein du récit-cadre en italiques, à la fin du roman, il peut ainsi écrire : « Je pensais être exilé de mon pays. En revenant sur les traces de mon passé, j’ai compris que je l’étais de mon enfance. Ce qui me paraît bien plus cruel encore[26] ».
In fine, sans sombrer dans un idéalisme béat, la seule projection vers l’avenir possible et envisageable à l’échelle de l’œuvre, est peut-être celle permise par les livres, tels ceux de Mme Economopoulos : « – Un livre peut nous changer ? / Bien sûr un livre peut te changer ! Et même changer ta vie[27] ». Dès l’ouverture du récit, on comprend en effet, dans une sorte de mise en abyme, qu’en dépit des événements et de la violence du réel, la quête identitaire du narrateur a abouti en lui permettant de se construire, singulièrement, par le livre que nous avons sous les yeux : « ‘Je suis un être humain’. Ma réponse les agace. Pourtant, je ne cherche pas à les provoquer ». Petit pays, c’est donc aussi son pays à soi, celui de nos enfances, fussent-elles dévastées, celui de nos révoltes adolescentes contre toutes les assignations identitaires, celui qui contribue à nous sauver quand on décide, non pas de s’y réfugier, mais d’en arpenter à nouveaux les collines et les crevasses – notamment celles de l’Histoire.
[1] Gaël Faye, Petit pays, Grasset, 2016.
[2] Au Rwanda, les massacres de Tutsi antérieurs au génocide de 1994 ont eu lieu en 1959, 1960, 1961, 1963, 1964, 1965, 1967, 1973 et de 1991 à 1993, comme le rappelle l’historien Jean-Pierre Chrétien.
[3] Ce choix est en effet singulier par rapport à celui de la plupart des autres fictions consacrées au génocide, voir Virginie Brinker, La Transmission littéraire et cinématographique du génocide des Tutsi au Rwanda, Classiques Garnier, 2014.
[4] Régine Waintrater, Sortir du génocide. Témoigner pour apprendre à vivre, Témoignage et survivance [2003], Paris, Payot&Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2011.
[5] Gaël Faye, Petit pays, ibid., p. 10-11.
[6] Ibid., p. 35.
[7] Ibid., p. 81.
[8] Ibid., p. 37.
[9] Ibid., p. 90.
[10]Ibid., p. 118.
[11] Ibid., p. 158.
[12] Ibid., p. 26-27.
[13] Ibid., p. 69.
[14]Ibid., p. 83.
[15] Ibid., p. 13-16.
[16] Ibid., p. 110.
[17] Ibid., p. 114.
[18] Ibid., p. 115.
[19] Ibid., p. 17.
[20] Ibid., p. 9.
[21] C. Coquio, Rwanda, le réel et les récits, Belin, 2004.
[22] J-P. Chrétien et M. Kabanda, Rwanda et génocide. L’idéologie hamitique, Belin, 2013.
[23] J. Semujanga, Récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies, stéréotypes, L’Harmattan, 1998.
[24] Ibid, p.
[25] Ibid., p. 173.
[26] Ibid., p. 213.
[27] Ibid.., p. 169.
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