Le roman de la réserve autochtone dans Kuessipan. À toi de Naomi Fontaine
par Hanen Allouch
Kuessipan. À toi, présenté comme le premier roman de la jeune écrivaine innue Naomi Fontaine, pose d’entrée de jeu la question du genre. En choisissant une telle désignation générique, l’écrivaine semble redéfinir le romanesque autochtone ; en d’autres termes, elle se sert d’un étiquetage générique pour le démolir. Le roman de la réserve ne pourrait jamais être un roman au sens classique du terme ; il est plus proche de la poésie en prose que de la prose poétique, et sa dimension narrative est indissociable de la poéticité que véhiculent les choix rythmiques et la myriade de métaphores auxquels l’écrivaine recourt.
Celle qui parle
« Nomade », « Uashat », « Nutshimit » et « Nikuss », tels sont respectivement les titres des quatre chapitres qui forment l’œuvre. En optant pour ce choix, l’écrivaine semble attirer le regard au mouvement par lequel elle se déplacerait d’une partie à l’autre de son œuvre, mais aussi d’une réserve autochtone à l’autre. « Nomade », le titre du premier chapitre, traduit ce mouvement qui vient contraster avec le nomadisme comme fantasme bourgeois des temps modernes. Dans Kuessipan, il est non seulement le principe de survie d’un patrimoine, mais aussi le déplacement qui engendre la mise en dialogue par le récit des microcosmes que sont les réserves autochtones.
Lettres à mon bébé. À ma mère. À ma grande sœur. À Dieu. À mon père. À Lucille. À Jean-Yves. À l’agente de l’éducation du Conseil de bande de Uashat et de Mani-utenam. Aux parents de mon ex. À mon ex. À moi-même. À ma petite sœur. Au premier ministre du Québec. À mon frère. À Gabriel. À mon grand cousin Luc. À Nicolas D. À William, mais pas le prince. À ce monde cruel. À mon peuple. Au père de M. Aux gens tristes. Aux enfants du futur.[1]
Dans l’œuvre de Naomi Fontaine, les personnages n’ont pas de noms et les noms ne renvoient pas à des personnages à épaisseur physique et morale ; tous les êtres qui animent la fiction sont des ombres et permettent facilement diverses identifications. La voix qui parle dans l’œuvre est confirmée, elle revendique la complexité identitaire d’un militantisme autochtone mené par une énonciatrice féministe. Il s’agit par conséquent de divers combats simultanés et non hiérarchisés sur plusieurs fronts.
Ce « toi » auquel est adressé le roman épouse les formes des personnages décrits sans être nommés. En n’ayant pas de noms, les personnages se prêtent à tous les masques, ils sont les figures universelles associées aux réserves mais aussi à tout un chacun dans une dimension humaniste ouverte sur le monde. Celle qui parle ne parle pas d’une enclave ni d’un espace interstitiel, elle libère sa voix d’une subjectivité fermée sur elle-même pour conquérir l’espace de l’humain.
Les espaces des langues
La langue française constitue un espace englobant pour la réserve innue devenue fiction. Par un décalage entre l’idéalisation et la réalité de la réserve, Naomi Fontaine invite à repenser le rapport entre sa langue française d’écriture et la langue innue qu’elle intègre au récit. Comme si la langue française venait mettre « un voile blanc sur ce qui est sale »[2] par cette fictionnalisation qui présente une utopie pour mieux dénoncer la réalité.
Entre les langues, se dessinent les contours d’« une réserve reconstruite où les enfants jouent dehors, où les mères font les enfants pour les aimer, où on fait survivre la langue »[3]. La langue innue survit au milieu d’une langue française accueillie de force puis décolonisée, justement par la littérature autochtone qui se l’approprie. C’est ainsi que la langue innue marque les frontières d’un territoire dans le territoire :
Il dit : Un chant triste, sorte de cri du cœur. Comparable au blues. La langue innue presque chantée, aux intonations lentes, celles qu’on fait durer par des respires. Le manque de voyelles rend la langue impénétrable, comme un rappel à la nature, la dureté, l’écorce et les panaches.[4]
Autant il est important que la réserve se préserve en tant qu’espace de perpétuation d’une tradition, autant la langue innue se doit d’occuper son espace dans cette œuvre principalement francophone : la réserve est au Québec ce que la langue innue est à la langue française.
En effet, le bilinguisme de ce roman autochtone invite à penser les langues et leurs espaces en termes d’inclusion et d’exclusion, de colonisation et de décolonisation. « Neka, ma mère. Mashkuss, petit ours. Nikuss, mon fils. Mikun, plume »[5], il s’agit là d’une juxtaposition qui revendique un rapport égalitaire. Les deux langues se côtoient certes dans une saisie géographique réelle et textuelle et sont mise en dialogue par Naomi Fontaine pour repenser une nouvelle configuration d’une écriture de soi au pluriel.
[1]. Naomi Fontaine, Kuessipan. À toi, Montréal, éd. Mémoire d’encrier, 2011, p. 20.
[2]. Ibid. p. 11.
[3]. Ibid. p. 9.
[4]. Ibid. p. 25.
[5]. Ibid. p. 26.
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