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Charline Effah, N’être

« Ce n’est pas avec le silence qu’on inhume le passé[1] »

par Virginie Brinker

image Charline EffahCharline Effah, auteure d’origine gabonaise, publie en 2014, N’être, aux Éditions La Cheminante. Au-delà des relations mère-fille troublées par la trahison des hommes, au-delà des questions de couleur de peau qui séparent les hommes et les familles, N’être est un superbe roman sur la résilience par et en-deçà des mots.

Lucinda Bidzo, âgée de 29 ans, est la fille de Medza, née d’une relation adultère ou plutôt du dépit amoureux. Medza, le premier amour de celui qu’on nomme « le Père », ou encore « le blanc du quartier Ivindo[2] », s’est en effet vue remplacer par  la secrétaire « dodue[3] » de l’usine de poisson qu’il dirige.

Ceci la pousse dans les bras d’Ondo l’Américain, un « routier qui passait par Nlam une fois par semaine[4] ». Alors que les six enfants du couple sont métis, les parents de Lucinda sont donc noirs. Les termes biologiques par lesquelles la jeune fille se désigne alors sont extrêmement durs – « tel un furoncle[5] », « telle une flatulence[6] » – et renforcent le rejet de ce corps étranger, relégué dans une chambre de bonne de la résidence parentale.

Au début du roman, l’écriture est empreinte de distance, marquée par l’absence des possessifs « le Père », entraînant la perte, au sens propre, du sujet à la première personne. On passe ainsi par des périphrases : « la vie qui s’était logée dans tes chairs[7] », « l’enfant en toi[8] », « l’inopportun paquet[9] », ou bien par des phrases averbales, telles l’anaphore « Me souviens » qui ouvre le deuxième chapitre.

apparaît ainsi comme une revanche sur le silence. Il s’agit en effet d’« exister pour briser la chaîne des silences tissés par le lot de souvenirs », de sortir du « mutisme ».

N’être apparaît ainsi comme une revanche sur le silence. Il s’agit en effet d’« exister pour briser la chaîne des silences tissés par le lot de souvenirs[10] », de sortir du « mutisme[11] ».

D’où sans doute la dimension adressée (essentiellement à la mère) de l’ouvrage, permettant de réintroduire le « Tu » et une situation d’échange et de communication. D’où aussi le titre du premier chapitre, faisant mention des « vagissements », dans un trajet de l’œuvre qui ira vers la parole.

Quand ce n’est pas le silence-tabou du passé, ce sont les mauvaises paroles qui sont en cause. Il s’agit de fuir, pour Lucinda, les déclarations mensongères d’Amos, son amant, un homme marié, rencontré à Pantin – « ce genre de mots capables de vous convaincre que demain des champs de maïs pousseront dans le désert du Sahara, que l’égalité des classes était en bonne voie, que les hommes et les femmes du monde entier, Noirs, Blancs, Rouges, Jaunes, d’un même cœur, se tiendront la main, chanteront à l’unisson pour un monde meilleur[…][12] ».

Or c’est paradoxalement la relation avec Amos qui rapprochera les deux femmes, meurtries par leur amour inconditionnel pour des hommes sans parole, justement. Le parallèle entre les deux intrigues amoureuses, de la mère et de la fille, est souligné par la reprise de l’expression « un coin de ta vie[13] », tour à tour utilisée pour dire la situation de Lucinda dans la vie de sa mère et dans celle d’Amos ; tout comme par les médisances – « les gens qui parlent[14] » fustigés par Amos, rappellent ainsi la nécessité pour le Père de « faire taire le bruit des gens[15] ». Amos, surtout, refuse de « s’amouracher d’une noire[16] », dans une honte de lui-même que Lucinda fustige en l’accusant d’utiliser des crèmes éclaircissantes. Cette relation mortifère est donc un décalque ravageur de la relation des parents qui contribuera à retisser les liens entre les deux femmes : « Moi aussi j’ai aimé dans le désamour et l’attente[17] ».

In fine, ce ne seront pourtant pas les mots eux-mêmes qui permettront l’oubli et le pardon – « Malgré tes révélations, je ne ressens aucune pointe de compassion. Au contraire, je me sens toujours bizarrement étrangère à ta vie[18] ». Dans une langue limpide, Charline Effah ne saurait nous faire croire, en effet, que les mots triomphent simplement des maux. C’est aussi dans le non-dit et l’art de la suggestion que les émotions se font les plus fortes, que les personnages sont les mieux dessinés ; à l’image de cette petite malle en osier, contenant 29 robes, une pour chaque année de vie de la narratrice, comme autant de preuves d’un amour maternel tacite mais indéfectible.

[1] Charline Effah, N’être, La Cheminante, 2014, p. 107. Un grand merci à Babelio pour cette lecture !

[2] Ibid., p. 19.

[3] Ibid., p. 117.

[4] Ibid., p. 119.

[5] Ibid., p. 18.

[6] Ibid., p. 19.

[7] Ibid., p. 9.

[8] Ibid., p. 10.

[9] Ibid., p. 11.

[10] Ibid., p. 8.

[11] Ibid., p. 28.

[12] Ibid., p. 56.

[13] Ibid., p. 21 et p. 64.

[14] Ibid., p. 67.

[15] Ibid., p. 14.

[16] Ibid., p. 68.

[17] Ibid., p. 100.

[18] Ibid., p. 130.

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