« Il fait aussi noir dehors que dedans »
par Virginie Brinker
Entre conte fantastique et conte philosophique, Mahmoud Chokrollahi nous emmène avec Le Cri explorer les angoisses qui empoisonnent nos âmes.
Le livre s’ouvre sur une rupture – classique – celle de Joseph, un banal étudiant, et Marie. A ceci près que celle-ci, ancrant le lecteur dans un incipit réaliste, est déjà marquée du sceau de l’étrange. Joseph suit les cours du « célèbre Professeur Bernard », auteur des Symptômes de la folie ordinaire, aux accents prophétiques : « Il n’y a pas de retour possible. Une fois le processus de la folie déclenché, on ne peut plus l’arrêter » ; tandis qu’on peut lire un peu plus loin, « dehors, le vent se déchaîne, la plus s’écrase sur le toit, le ciel est devenu fou. Il écoute la folle, puissante, symphonie de la nature ». Le lecteur sera dès lors pris dans cette tourmente, balloté en permanence entre la folie dépressive qui gagne Joseph, ce dernier avançant d’hallucinations en hallucinations, et le grossissement épique, voire cosmique, de cette situation, métaphorisée par l’apparition d’un premier, d’un deuxième, puis d’un troisième cri – d’une étrangeté absolue – qui viennent semer la panique dans l’immeuble tranquille qu’il habitait jusque-là ; une hystérie collective qui gagnera progressivement la ville et le pays.
Le Cri accomplit la prouesse de maintenir une grande tension, dramatique et interprétative, jusqu’à la fin de l’ouvrage, de sorte que le doute pèse en permanence sur l’interprétation de ces cris : sont-ils le fruit de l’esprit troublé de Joseph, d’autant que l’heure du cri – cinq heures vingt-cinq – correspond à celle où il a quitté Marie pour ne plus jamais la revoir ? Se sont-ils, sinon, produits dans la fiction et symbolisent-ils alors la facilité avec lesquelles nous sombrons collectivement dans des quêtes mystifiantes dès lors que nous ne pouvons tout expliquer ? Cette ambiguïté permanente, qui plonge le lecteur dans le doute est bien le principal ressort du fantastique, et elle est rendue possible par des procédés narratifs récurrents. La voix de Joseph et celle du narrateur se confondent ainsi parfois. Le roman adopte une narration à la troisième personne et une focalisation interne sur le protagoniste qui rapproche déjà les deux instances, mais cela va plus loin. Lorsque Joseph, dans la première partie de l’ouvrage, doit faire au juge des rapports sur la vie de l’immeuble, il choisit d’abord d’ « observer ses voisins ». Le narrateur va faire de même, adoptant une focalisation externe, ce qui semble faire coïncider les deux voix tout en accentuant le sentiment d’incompréhension du lecteur face à l’ampleur que prend la panique car ce dernier n’est jamais placé en situation d’omniscience, ce que relaie également le dispositif en chapitres courts du roman qui s’achèvent souvent sur une grande tension (p. 79, p. 104…). Ceci permet bien sûr d’éviter d’expliciter l’origine de ces phénomènes, la plupart des chapitres s’enchaînant par ellipses.
Par ailleurs, même si le roman donne tout de même le sentiment de trancher (« Marie est l’œuvre de sa vie ; celle de son imagination maladive »), l’effet de réel des premières pages caractérisées par leur style quasi télégraphique et leur ambiance de polar, ne s’estompe pas si facilement. Quant aux passages, marqués par le délire du protagoniste, ils prennent des atours paradoxalement vraisemblables dans le cadre du roman proposé, grâce à leur narration à la troisième personne.
Du coup, le roman apparaît aussi comme une fable, politique et métaphysique si l’on s’intéresse à la panique qui gagne progressivement la population. D’autant que ce mouvement d’expansion des cris n’est pas sans rappeler La Peste de Camus, tout comme les chroniques de Joseph rappellent celles de Tarrou, l’ensemble conférant au récit des allures d’apologue. Le roman s’attarde en effet sur plusieurs phénomènes sociétaux qui se trouvent questionnés et mis à distance, à commencer par le sensationnalisme et le poujadisme journalistique de « MC » dans le « journal du soir », la psychose sécuritaire des autorités, le désir de pouvoir, les rivalités et l’ambition d’être « l’homme de la situation »… L’immeuble devient notre monde et questionne nos émotions collectives (la peur, la solidarité, le sens de nos existences…). Cependant ce sont les élans mystiques qui se voient le plus « grossis », allant de la simple croyance en une « malédiction » à la ferveur de la foule vis-à-vis de Joseph, l’ « élu », devenu « saint » et martyr à la fin du roman, ce qu’annonçait déjà sans doute le couple biblique qu’il formait avec « Marie ». C’est sur un mode burlesque que se trouvent décrites les processions à son chevet, les visiteurs se faisant prendre en photo à ses côtés et le juge créant un système de billetterie « conforme aux lois en vigueur ». Le dénouement reste cependant, à l’image de l’œuvre, d’une ambiguïté extrême. Qui est Joseph ? Un jeune homme fou (au sens littéral) d’amour ? Un être capable d’écraser le destin et sourire à nouveau à la vie ? Une supra-puissance aussi bien bénéfique –en tant que « crieur de l’amour perdu » que mortifère ? Et qui est Marie ? Une allégorie ? La puissance de l’amour ? La matrice féminine du monde, son origine ?
« Il fait aussi noir dehors que dedans ». Le mystère reste entier, tout comme les interprétations psychologiques, métaphysiques (le dedans) ou sociétales (le dehors) se superposent dans un feuilleté de sens.
Une chose est sûre, Mahmoud Chokrollali aura su jusqu’au bout nous tenir en haleine et faire en sorte que le questionnement se poursuive une fois le livre refermé, donnant à ce Cri un retentissement, un écho auquel le lecteur devra bien, à son tour, se confronter.
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Pingback: Rencontre avec Mahmoud Chokrollahi – Le Tracteur Savant - 24 janvier 2017