De Bacongo à Château-Rouge : sur les traces des Sapeurs
par Célia Sadai

Photographie de Baudoin Mouanda
La S.A.P.E. : une naissance controversée
L’acronyme SAPE désigne la Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes, une mode vestimentaire qui s’est popularisée aux « deux Congos » (Brazzaville et Kinshasa) autour des années 1960 – période dite des « Indépendances ». Très ancrée dans la vie urbaine congolaise, la Sape s’inspire d’un dandysme cosmopolite emprunté à la fois à l’aristocratie britannique, à la noblesse japonaise comme à la haute couture française. Et il vaut mieux s’en tenir à cette définition cosmopolite de la Sape car ses origines ont toujours été un sujet de controverse, sur le web social et ailleurs. Depuis les années 2000, sur les blogs, forums et réseaux sociaux, on voit s’opposer les partisans de « pères fondateurs » souvent autoproclamés, comme Djo Balard, Niarkos ou Grenard Matsoua …
Chaque Sapeur défendant sa propre version des origines de la Sape, on attribue par exemple son invention à Christian Loubaki, dit l’« Enfant Mystère », qui aurait, alors qu’il travaillait comme homme à tout faire dans le XVIème arrondissement parisien, observé et imité les habitudes vestimentaires de ses patrons. Malgré tout, l’idée de revêtir l’habit du colon ou de celui qui domine, reste commune à la plupart des récits. Le costume du Sapeur serait donc un outil pour s’émanciper, s’affranchir d’une condition, et s’autodéterminer autrement.
Un autre récit colle davantage à l’histoire de l’ex-Zaïre (actuelle R.D.C.) du temps de Mobutu, qui imposa dès 1972 « l’abacost » – terme forgé sur « à bas le costume », dans le cadre d’une campagne de retour à l’ « authenticité » : la Zaïrianisation. Cette doctrine vestimentaire entendait affranchir le peuple zaïrois de la culture coloniale occidentale en interdisant le port du costume européen et de la cravate (marque du mundele ndombe, du « blanc noir), au profit d’un abacost, veston d’homme sans col et à manches courtes. On le retrouve d’ailleurs aujourd’hui porté par le chef d’Etat nord-coréen Kim Jong-un, ou sous la forme de la « cape kenyane » au Kenya.
On voit bien que dans tous les cas, la Sape fonctionne comme une réponse à une tentative d’assimilation, une réponse qui a évidemment plus de profondeur que le simple fait de revêtir un costume, puisqu’elle engage des questions d’identité, de liberté, de représentation de soi. La réaction des jeunes brazzavillois et des jeunes kinois sera donc d’« aller voir ailleurs » et de défier les styles de vie et les manières d’être qui leur ont été imposés. Être Sapeur, c’est être en rupture.
La Sapeur cosmopolite et le reste du monde
Cependant, la rupture se déplace à mesure que la pratique de la Sape se popularise et se culturalise : la Sape devient peu à peu une mode qui compte parmi ses adeptes à la fois les congolais des deux rives et ceux des diasporas parisienne et bruxelloise. En bref, la Sape renvoie davantage à un style qu’à un style de vie, et le Sapeur se retrouve en plein paradoxe : il est cosmopolite et mondain, mais il s’est coupé du reste du monde. Ce qui lui vaut les foudres de ses détracteurs.
Dans les années 1970, certains pionniers de la Sape émigrent à Paris, vitrine de la mode. Ils y vivent souvent en clandestins, sans papiers, dans une grande précarité. Revenant de temps en temps au Congo, on les surnomme pourtant « les Parisiens », à condition qu’ils rentrent au pays avec une « allure » et une valise dont le contenu émerveille ceux qui sont restés au pays, appelés quant à eux « les Paysans ».
On pourrait simplement dire que cet apparat masque les déceptions et les échecs auxquels sont confrontés les migrants … Mais du côté de ceux qui sont restés au pays, l’empathie n’est pas au rendez-vous et beaucoup élèvent leur voix contre ce mode de vie opulent et détestable, car sans aucun égard pour les « gens du pays » en prise avec la corruption politique, l’analphabétisme, le chômage ou le tribalisme – sans parler des guerres civiles. On s’indigne alors quand le premier Ministre congolais Isidore Mvouba parraine le défilé annuel des Sapeurs sur l’avenue Matsoua dans le quartier Bacongo à Brazzaville – une avenue mobilisée chaque année pour la parade des Sapeurs. On s’indigne encore quand la disparition de l’artiste-sapeur Rapha Bounzeki fait l’objet d’obsèques nationales.
Pourtant, avec sa chanson « Parisiens refoulés », Rapha Bounzeki construit une autre image des Sapeurs qu’il décrit comme des sans-papiers « lutteurs », en lutte face aux pressions sociales et familiales qui pèsent sur eux : une fois partis, ils n’ont guère d’autre choix que de réussir, pour ne pas devenir aux yeux de tous un « Parisien refoulé ».
La lutte, c’est aussi ce qui pousse souvent ces hommes (la Sape étant surtout une affaire d’hommes) à opter pour la Sape comme mode de vie, qu’ils migrent pour l’Europe ou qu’ils restent au pays. Face aux régimes instables rythmés par des coups d’état, des guerres civiles, ou des catastrophes écologiques et humanitaires, la Sape agit comme un espace de résilience, de dépassement vers un monde plus léger, où la recherche du style à le même pouvoir que la poésie : celui de rétablir l’harmonie. Pratique encadrée par des règles strictes, comme celle de l’unité de tons avec trois couleurs, la Sape est monde en soi où les Sapeurs s’autoproclament « archevêque », « grand commandeur » ou « ministre »… Un monde carnavalesque, qui inverse l’ordre du monde et permet à un éboueur ou à un agent d’entretien de recevoir les honneurs dus à un « Grand Prêtre allureux » … au Royaume de la Sape.
« Faire du boucan » : la Sape, une affaire d’ « Ambianceurs »
En Côte d’Ivoire, le Sapeur a un alter ego qui est aussi son rival : on l’appelle le Boucantier. Congo et Côte d’Ivoire se disputent en effet le titre de patrie africaine des « modeurs-ambianceurs ». À Abidjan, ceux-ci sont indissociables du « coupé-décalé », genre musical apparu au début des années 2000 avec Douk Saga et son groupe, La Jet-Set, dont le premier titre « Sagacité » présentait le Boucantier comme un homme qui fait parler de lui, qui fait son « boucan ». Extravagant, le Boucantier multiplie les signes de visibilité : chevelure peroxydée surmontée d’une crête, accumulation de bijoux, couleurs vives et monogrammes apparents. Le cigare est obligatoire et le champagne doit couler à flots. Quant aux chaussures, il faut qu’elles « claquent ».
La frime, c’est ce qui lie le Sapeur et le Boucantier. D’ailleurs, dès ses débuts, la Sape s’organise autour de « battle », des « concours d’élégance » où les Sapeurs développent un art de la « diatance » – un art de la pose et du défilé. Une pratique qui trouve d’ailleurs écho dans d’autres formes de culture populaire comme le faro-faro abidjanais, le kiki-ball de voguing new-yorkais, le booty therapy … des « danses de parade » où frime, théâtralité et lâcher-prise sont au rendez-vous.
Le Sapeur et le Boucantier ont ainsi chacun conquis son espace médiatique depuis les années 2000 : la haute couture et l’art visuel pour l’un, l’industrie de la musique et du vidéo-clip pour l’autre. En 2010, l’exposition du Musée Dapper « L’Art d’être un Homme » présentait les travaux artistiques de deux « photographes de Sapeurs »: le congolais Baudouin Mouanda et l’espagnol Hector Mediavilla – l’écrivain congolais Alain Mabanckou avait d’ailleurs préfacé le catalogue de l’exposition. Le Sapeur sert aussi de support de communication pour deux grandes marques : lors de la campagne « Africa Rising » menée par Louis Vuitton à la Samaritaine en 2010, et plus récemment dans une publicité pour la marque de bière Guiness. En 2015, le Sapeur est au cœur du documentaire d’Ariel Wizman « Black Dandy », il s’affiche sur les toiles de l’exposition « Beauté Congo » à la Fondation Cartier, et s’invite sur la scène théâtrale du Tarmac qui monte la pièce de l’auteur congolais Julien Mabiala Bissila, « Au nom du père, du fils, et de J.-M. Weston ». Bref, voici toute la puissance du Sapeur, un personnage qui sait nourrir les imaginaires contemporains.
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