Une lecture de Pars mon fils, va au loin et grandis de Joss Doszen
par Virginie Brinker
Dès le titre, trois verbes en mouvement. Dès le sous-titre, l’insistance sur le terme de voyage[1]. C’est dans un tourbillon que nous entraîne Joss Doszen dans Pars mon fils, va au loin et grandis. Un tourbillon qui nous conduit du Congo au Sénégal, de la Belgique à l’Angleterre et à la France, sillonnée du Nord au Sud, à travers le récit d’une « vie de migrant perpétuel[2] ». Trois genres de textes se côtoient en alternance : l’autobiographie, le poème, les mails écrits de Londres pour les amis proches, de sorte que l’on passe, comme en glissant, d’un lieu à l’autre, d’un espace-temps à l’autre. Cette perte de repères, qui conduit le lecteur à constamment s’adapter aux va-et-vient de l’écriture, est savamment orchestrée : c’est celle du narrateur devenu maître dans l’adaptation permanente, retombant toujours sur ses pieds. De galères estudiantines en recherche de stage, d’emploi ou de logement, le roman met en effet en lumière les incohérences des systèmes traversés. Sans langue de bois. « La génération corsaire » lâchée dans la nature par l’ambassade du Congo au Sénégal[3], tout comme les hypocrisies du prétendu modèle d’intégration à la française : « cette fois-ci la « dilution » prônée par le modèle français n’était plus possible. Parce que même en se décapant la peau quotidiennement à la soude caustique, noirs et maghrébins ne réussiront jamais à se fondre dans une France qui s’entêterait à ne se voir qu’uniquement blanche[4] ».
Mais c’est aussi un roman de formation qui nous est donné à lire, même si l’auteur dépoussière le Bildungsroman à l’ancienne grâce à sa verve satirique. Des candidats à l’embauche « au bronzage intégral [5]», aux personnages « noir fluo[6] » en passant par la « bangala party stratosphérique[7] » et « le début de la fin de [sa] stagnation spermatique[8] », le comique de mots fonctionne bien souvent sur des expressions qui font mouche, façon punchline, – qu’il s’agisse de l’« assimilation par le déhanchement[9] » dans les nights clubs écumés, ou de la formule « les blancs cool ça existe[10] », par exemples. Certaines descriptions peuvent être plus longuement savoureuses cependant, comme celle de cette femme blanche dans une église congolaise de Londres : « J’ai assisté donc à deux heures de culte dans une salle où la couleur blanche avait sûrement dû être éradiquée par un insecticide géant. Bon, il y a toujours la bestiole têtue qui survit au carnage et finit généralement complètement toquée, voletant partout ; et quand je voyais la seule « babtou » entre deux âges de la salle qui s’allongeait allègrement sur le sol dans des moments intenses de prières… j’étais prêt à parier que c’était elle la bestiole survivante de cet endroit[11] ». Ce type de portraits, comme croqués sur le vif, mériteraient d’être multipliés. Ce sont eux qui nous embarqueraient véritablement dans le « conte » annoncé par le sous-titre, dimension sans doute un peu sous-exploitée du récit, même si l’épilogue illustre bien que « la vie est cette fois encore plus trépidante et inattendue que la fiction[12] ». Ils sont en tout cas irrésistiblement drôles parce que dans Pars mon fils, va au loin et grandis, tout le monde en prend pour son grade, dans une charge à la fois légère et lucide, à commencer par le narrateur lui-même qui ne nous épargne ni ses remords, ni ses petites lâchetés, ni même certains épisodes sexuels peu reluisants, narrés de façon malicieusement héroï-comique : « j’ai dégainé une fois et puis… plus rien. Impossible de tirer d’autres cartouches, le barillet semblait obstrué[13] ».
On retiendra ainsi que le narrateur se livre avec une généreuse sincérité qui au-delà de la situation exemplaire qu’il pourrait incarner – celle d’un jeune homme venu d’Afrique décidé à se faire une place en Europe – parvient à toucher le lecteur qui n’a pas son vécu. Et ce qui parvient à toucher, outre le parcours et l’opiniâtreté du narrateur, c’est un souci tangible du lecteur, comme en attestent les acronymes systématiquement expliqués : le souci d’un lecteur, quel qu’il soit, qui ne partagerait pas les différentes références sociétales narrées, comme une envie de ne laisser personne au bord du chemin, et surtout de s’adresser à tous. De sorte que, par la proximité de l’intime narré, la prévenance et le soin voués au lecteur, nous avons tous la réelle sensation d’être des happy fews. « C’est ici un livre de bonne foi, lecteur […], je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis », écrivait Montaigne en préface de ses Essais[14] ; « Salut les amis. Comme je vous l’avais promis, je vous donne de mes premières news. Aujourd’hui, vous assistez via mail interposé, à l’alpha de ma nouvelle vie », écrit Joss Doszen, quelque 428 ans après. Souhaitons-lui donc d’ « aller », comme le philosophe aquitain, « tant qu’il y aura de l’encre et du papier[15] » !
[1] Joss Doszen, Pars mon fils, va au loin et grandis, Conte de voyage, Editions et diffusion Athéna, coll. « Va et vient », 2014, [2008].
[2] Ibid., p. 10.
[3] Voir page 44.
[4] Ibid., p. 129.
[5] Ibid., p. 156.
[6] Ibid., p. 22.
[7] Ibid., p. 173.
[8] Ibid., p. 136.
[9] Ibid., p. 29.
[10] Ibid., p. 167.
[11] Ibid., p. 163-164.
[12]Ibid., p. 216.
[13] Ibid., p. 77.
[14] Michel de Montaigne, Les Essais, « Au lecteur », 1580.
[15] Michel de Montaigne, Les Essais, tome III, traduction en français moderne de l’édition de 1595 par Guy de Perrnon, p. 201.
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