Le tragique des mots – Une lecture de La nuit porte caleçon d’Hakim Bah
par Virginie Brinker
Hakim Bah, avec La nuit porte caleçon, est le lauréat du comité de lecture du Tarmac, la scène internationale francophone, pour la saison 2014-2015.
Ce comité de lecture, que l’équipe de La Plume francophone intègrera à la saison prochaine, réunit de façon mensuelle des professionnels du spectacle, des universitaires et des enseignants chargés de sélectionner un texte, courant avril, qui fait chaque année l’objet d’une lecture publique par les élèves de l’ESAD (École Supérieure d’Art Dramatique). Les textes lus par le comité sont des textes de théâtre inédits en France (à la scène et à l’édition). Ils sont écrit en français par des auteurs contemporains « non français de l’hexagone » (étrangers ou originaires des territoires ultramarins) – principalement des textes récents ou en cours de révision.
Le Tarmac avait précédemment édité deux des titres de Hakim Bah dans la collection Le Tarmac chez Lansman (Sur la pelouse et Le cadavre dans l’œil). L’auteur guinéen vient également de publier un recueil de nouvelles Tachetures aux Editions Ganndal et une nouvelle pièce Ticha Ticha chez Lansman éditeur. Avec un autre texte inédit, Mirage, il est lauréat 2015 du prix lycéen Inédit d’Afrique et Outremer, du prix d’écriture de théâtre de la Ville de Guérande et du palmarès des Journées de Lyon des Auteurs de théâtre.
C’est avec l’aimable autorisation de l’auteur et en partenariat avec le Tarmac, que La Plume francophone peut aujourd’hui faire découvrir en avant-première à ses lecteurs La Nuit porte caleçon, avant même que cette pièce soit jouée et éditée.
Le souffle du verset
Tout semble dit dès le prologue. Un prologue caractérisé par l’art du verset, un souffle, une phrase qui s’étirent au gré des répétitions et dont l’effet d’accentuation est mis en valeur par l’absence de ponctuation. Ce souffle, c’est celui du théâtre du monde que l’homme béat – un « nous » pétri d’émotions – observe et ressent, comme au spectacle. Les protagonistes sont le soleil qui se couche, la nuit, le silence, tous sujets de verbes d’action, tous personnifiés. Devant eux, nous ne sommes que marionnettes. C’est bien la nuit qui porte caleçon.
Ce prologue métaphorique ouvre la voie du tragique. L’opacité de cette nuit sans lune finira par tout recouvrir, tout dissoudre, à commencer par Gaspard lui-même. Croque-mort chassé de la morgue, il sera pourtant rattrapé par elle. Entre-temps, il aura eu l’illusion de vivre, de jouer un rôle, à tous les sens du terme, celui d’un policier chargé de « mater les vendeurs ambulants qui refusent de s’éloigner des enceintes sportives », sur fond de coupe du monde de foot. « Porter l’uniforme et faire la loi quoi de plus beau ».
« Un monde dans lequel le hasard n’existe pas »
Sur son chemin, il rencontrera Jaki-Pipi qui tente de faire fortune aux abords d’un stade pour sortir de la puanteur des poubelles et reconquérir sa femme, Miss-Maria. Dans une scène hallucinée, Gaspard se livrera à la vraie-fausse torture du vendeur à la sauvette. Tout dans cette scène dit le théâtre et ses artifices, de la force de l’uniforme, aux voix tonitruantes du chœur (« Le Haut-commandement »), du père et du fantôme de la mère, en passant peut-être par l’écho à Big Shoot de Koffi Kwahulé. Et comme au théâtre, Gaspard, apparaît comme le jouet de forces supérieures, finissant même par être dépossédé du meurtre auquel il était appelé à se livrer, Jaki-Pipi préférant s’ouvrir le ventre par amour pour Miss-Maria. Héros tragique, comme le rappelle le chœur (lui-même digne d’une tragédie), Gaspard ne peut échapper à sa destinée : « Tout est décidé / d’avance / avant même le premier jet de sperme / avant même le premier cri ». Quant à Jaki-Pipi, il se trouve rattrapé par la parole donnée à sa femme lors de la première scène : « Oui je suis prêt à attraper la mort pour toi ».
L’arsenal tragique se referme donc sur les protagonistes. Y compris d’un point de vue rhétorique. Gaspard et son père, Pochard, ne pourront jamais vraiment s’entendre, comme l’indiquait le chiasme de la liste des personnages : « Gaspard (le fils) /Le père (Pochard) ». Toutes les figures de répétition, nombreuses, depuis les multiples anaphores jusqu’aux polyptotes en passant par les chiasmes, disent une parole qui bégaie. Que dire et comment le dire, en effet, quand tout est déjà dit et écrit d’avance ? L’intrigue, quant à elle, peu à peu se ramifie. On comprend après coup que les dialogues croisés entre Miss-Maria et Jaki-Pipi d’une part, et Gaspard et son père, d’autre part, préparent une intrigue dans laquelle rien n’est laissé au hasard. Nous préparent à un monde dans lequel le hasard n’existe pas.
Les hommes sont les jouets d’instances supérieures, les coups de théâtre (l’intrigue entre Jaki-Pipi et Miss-Maria notamment) sont savamment orchestrés. Les personnages sont les marionnettes d’un monde dans lequel les velléités individuelles sont réduites à néant, dans lequel la mort peut guetter, au coin d’une simple boulangerie, un mari tout aussi cocu que volage.
Une tragédie au son du « pleurer-rire »
Et ce monde, c’est le nôtre. Celui, cynique, d’une coupe du monde qui s’organise dans les marges de la démocratie. Celui des sponsors qui, à coups de slogan, broient l’humain. Les parenthèses, utilisées tout au long de l’écriture, laissent pourtant percer un autre langage, plus essentiel, loin du langage forcé des ordres injustes, des propos blessants ou des publicités clinquantes. Elles laissent poindre, en tout cas, la possibilité d’un langage sous le langage, tout en révélant l’artificialité de ce monde illusoire de mots qui écrase les individus. Pourtant, la volonté ultime de Gaspard de sortir du piège théâtral, de quitter le costume, et même son corps (instrument par excellence du comédien), se verra échouer, alors qu’il est rattrapé pour un meurtre qu’il n’a pas commis dans la troisième et dernière partie. Lui qui voulait, à la manière de Césaire, scander « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir », se verra réduit à formuler « Madame Monsieur laissez-moi vous dire que j’ai décidé d’être cette bouche de tous ceux qui n’ont pas de bouche qui ose ouvrir sa bouche », dans un propos pléonastique qui le condamne à disparaître, faute de liberté, justement.
Dans une tonalité proche du « pleurer-rire », pour reprendre l’expression d’Henri Lopes, Hakim Bah nous propose de revisiter le genre de la tragédie. Prologue, chœur, situation inextricable, ramification des intrigues secondaires, tout y dit l’inéluctable fin du principal protagoniste. Pourtant le fatum ici n’a rien de suprahumain, rien de transcendant, contrairement à ce que le prologue pouvait faire penser. Fruit d’une dégradation burlesque, le ton épico-lyrique du prologue s’abîme en slogans publicitaires meurtriers dans la dernière scène. La prison dans laquelle les hommes s’enferment est bien celle des mots, vidés de leurs valeurs, leurs substances, leurs fonctions d’expression et de communication. Le donner à entendre sur une scène de théâtre ne peut être que salutaire et c’est certainement le pari, réussi, d’Hakim Bah.
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Pingback: Hakim Bah, Tachetures | La Plume Francophone - 12 mai 2016