« Notre royaume est plat, mais la terre est basse »
Par Ali Chibani
Nous nous ressemblons tant1 de l’auteur belge Jean-Pierre Orban est un texte théâtral qui aborde de manière pour le moins poétique la condition humaine. Un personnage revient dans son théâtre et y trouve un homme assis. Il s’adresse alors à lui, exprimant ses pensées, ses anciens souvenirs (il souffre d’une maladie qui « inhibe la mémoire la plus proche pour ne laisser subsister […] que les souvenirs anciens », p. 6), ses interrogations dans une logorrhée ininterrompue où les mots, comme les vaguelettes de la mer, s’entrechoquent et se confondent avant de se séparer. C’est donc dans « Une usine désaffectée, un hangar ou un entrepôt » que le monde va « assister à son propre sacrifice, à son dépiautage » (p. 32).
Comme qui parle à un sourd
Le personnage parlant – il n’a pas de nom – sait-il qu’il s’adresse à un homme aveugle et sourd ? Ce dernier ne répond pas, ni ne bouge. Il est statique à tel point que l’on finit par se demander s’il n’est pas le fruit d’une hallucination ou s’il n’est pas une simple représentation allégorique du public : « Vous étiez là tel que vous êtes maintenant, inerte, inchangé, immuable, et pourtant sujet, c’est évident, à toutes les métamorphoses, à tous les rôles, chaque rôle étant une question ouverte… » (p. 9). En effet, le public se sent concerné même quand il n’est pas directement désigné par le personnage sur scène dont le questionnement peut être ainsi résumé : Sommes-nous « dans la vie » ou dans « Autre chose qui ne serait ni la vie, ni la mort ». Dans ce texte rimbaldien par sa forme et par ses visions, assumé comme tel par l’auteur notamment par ses références explicites au « Bateau ivre » (p. 12 et 17), le « je » du personnage locuteur se mêle avec le « vous » du personnage sourd et aveugle et avec le « ils » du public :
Oui, Monsieur, comme si du creux de mon oubli avait filtré la mémoire, ce désordre d’images, et parmi elles, l’une, chevillée à la question que je vous posais d’entrée de jeu : que faisait votre père ?
Et par là, j’entendais le mien. (p. 9)
Au « Monsieur » auquel il s’adresse, le personnage locuteur n’a d’autre choix que d’assigner une fonction pour surmonter l’absurdité de sa situation de locuteur sans auditeur : « Ah ! Vous ne m’aimez pas, je le sens, pour ce que je dis. Pourtant, vous devez, Monsieur !, Comme tout le monde. Vous êtes même là pour cela. Tous ceux qui ont été ici, sur ce plateau et devant, sont venus pour cela : m’aimer contre nature. Contre leur nature… » (p. 24)
La langue comme matière vivante
La frontière entre les deux lieux que sont la vie et la mort est ténue. Pour dire cette confusion, Jean-Pierre Orban réalise un travail remarquable sur la langue :
oui, plusieurs jours où je suis, et même de plus en plus, dans cet état, cet état ouaté, ces limbes ou ces nimbes, c’est comme vous voulez, on ne va pas ergoter sur un mot, même si, bien sûr, bien sûr, les mots, ici plus qu’ailleurs, ont toute leur valeur, toute leur importance, je ne le conteste pas, ils sont même les seuls et derniers remparts contre la chute, une sorte de politesse du désespoir, un dernier jeu, une ultime danse avant de partir, non, je ne le conteste pas, au contraire, je voulais juste dire, et jouer, précisément, sur ces mots, limbes et nimbes, pour évoquer, Monsieur, ce temps de suspension qui s’est ouvert et a gonflé depuis que je vous ai vu assis là… sur cette chaise, dans ce lieu. (p. 6)
Cette auto-réflexion de la langue comble la carence de sens du comportement humain et de l’Histoire faite de violence : « N’est pas, j’allais dire aventurier, mais c’est « tueur » qu’il me faut employer, et d’abord homme. N’est pas homme qui veut… » (p. 17-18). La carence est le plus souvent comblée, non pas par une réflexion qui aboutit à l’attribution ou à l’émergence d’un sens de ce flot ininterrompu de mots, « cascade rythmée, syncopée, de plus en plus hachée » (p. 15), mais du mouvement sonore et du rythme qu’il induit. C’est la force du signifiant qui est louée en ce qu’elle offre un ailleurs à la violence humaine et en ce qu’elle est le fait de la liberté puisque ce mouvement n’est pas programmé : « ayant oublié mon agenda, et comment ne pas y voir un signe, quand c’est bien de mon ordre du jour qu’il s’agit… » (p. 7). Mais la langue devient aussi, comme son émetteur, astreignante pour l’Autre sans qui elle perdrait toute son efficacité : «Vous m’écoutez, Monsieur ? Êtes-vous toujours là ? Il n’est pas encore temps de me lâcher, vous êtes là et il vous faut jouer jusqu’au bout… » (p. 26)
La littérature, un « protocole monarchique » ?
La Belgique, pays natal de Jean-Pierre Orban, devient le pays « mirroirs-monde » en ce qu’il est marqué par la violence historique dont les tensions autour de l’appartenance linguistique sont, dans ce texte, le symbole le plus expressif :
Je n’ai fait qu’élargir la surface du reflet qu’était la ville de mon enfance aux dimensions d’un pays qui lui ressemblait tant… Regardez le plan, Monsieur, je suis passé du Noord au Zuid, du nord au sud […]
Un pas de côté et j’ai changé de langue… Ou plutôt, j’en ai ajouté une à ma langue de naissance, une langue de plus pour un double langage, le mien, nous sommes bi, Monsieur, nous louchons, ce pays est décidément modèle… (p. 27)
L’interrogation du personnage locuteur n’est pas qu’historique, elle est aussi d’ordres artistique et culturel. Des questionnements sur la position de l’auteur, « payé pour cela, subventionner », de l’acteur « simple reflet de reflet », et du public dans le monde traversent l’œuvre. Au-delà de l’espace théâtral, c’est l’efficacité de la création littéraire qui est questionnée :
On ne fait que cela, répéter. Quatre ou cinq thèmes, deux ou trois mythes que l’on ressasse de manière lancinante, lancinante… Quelques rituels ancestraux, des protocoles monarchiques où des hommes, de père en fils, héritent d’un pouvoir qu’ils n’ont jamais gagné mais reçu et, de génération en génération, épuisent, des scènes, jamais dernières, toujours réitérées, écrites par d’autres et d’autres encore avant eux, jusqu’à ne plus savoir qui, qui les a signées, ces scènes… » (p. 39)
Le double sens du nom commun « répétition » mêle dans un même texte, où les figures de la répétition se multiplient, réalité et fiction : la vie est un théâtre où chacun répète – dans le sens de préparer un spectacle – un rôle qui lui est assigné ou qu’il s’assigne à lui-même ; le théâtre est un espace où l’acteur répète – reproduit – les mouvements de la vie. Cette confusion produit un sentiment de stagnation dans une mêmeté angoissante qui trouve son incarnation dans la répétition des mots : « Je ne bouge plus, depuis le temps, depuis le temps… » (p. 41).
Pour le personnage locuteur, la vie et le théâtre ont cela en commun : « Nous sommes dans le faux, le façonné, l’artifice, c’est notre privilège, il nous reste cela, l’habillage d’une vie creuse, montez, notre royaume est plat, mais la terre est basse, et l’eau, et l’eau… »2 (p. 48).
1 Jean-Pierre Orban, Nous nous ressemblons tant, Bruxelles, éd. MaeslstrÖm reEvolution, 2014, p. 54, 6 euros.
2 Sur cette question, lire « Les défis de la littérature contre les dénis de l’Histoire » sur Mouloud Mammeri. Entretiens avec Tahar Djaout.
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