Analyse
« Les Schtroumpfs noirs de Peyo ou l’ambiguïté problématique
de la bande dessinée coloniale »
par Célia SADAI
Pour le professeur Anthony Kelley, Duke University
En 1959, les lecteurs francophones découvrent le premier album de la série des Schtroumpfs, intitulé Les Schtroumpfs noirs, qui parait d’abord dans la presse sous la forme d’un mini-récit dépliable ajouté en supplément au journal Spirou (n°1107). Puis l’album sort en 1963 aux Editions Dupuis, avec deux autres “histoires de Schtroumpfs” : Le Schtroumpf volant et Le voleur de Schtroumpfs.
Les petits lutins bleus étaient apparus dès les années 1950 dans les albums de Johan et Pirlouit, deux héros du Moyen-Âge en lutte contre les invasions vikings. Le succès grandissant des Schtroumpfs auprès du public a petit à petit écarté les deux héros médiévaux. Leur créateur, Peyo, auteur belge francophone de bande dessinée, décide d’entamer une série d’”histoires de Schtroumpfs”.
Les Schtroumpfs noirs est le récit des origines du “pays Schtroumpf”. On sait que le Schtroumpf est créé à partir de “terre glaise” et qu’il manque un Schtroumpf au sorcier Gargamel pour fabriquer la pierre philosophale. Mais ce premier album, moins connu, raconte comment le peuple Schtroumpf a échappé à sa propre disparition, frappé par un fléau. Un récit cosmogonique semblable à beaucoup d’autres, si ce n’est la bizarrerie du fléau qui s’abat sur les Schtroumpfs.
Récit cosmogonique ou parabole raciste?
On sait, puisqu’ils sont apparus dans les albums de Johan et Pirlouit, que les Schtroumpfs vivent à l’écart des humains, dans une société de modèle égalitaire, et qu’ils redoutent en particulier Gargamel. Lutins anthropomorphes, les Schtroumpfs se caractérisent par le langage “schtroumpf” qui leur est propre, le bonnet blanc qui ne les quitte jamais, et leur peau bleue. C’est cette couleur de peau que les Schtroumpfs vont devoir défendre dans ce récit fondateur, selon les canons du genre. Les canevas du récit cosmogonique varient peu : un peuple est soumis à une menace comme une guerre de territoire contre un peuple ennemi, des forces mystiques, ou bien il est condamné à l’exode jusqu’à s’établir dans une nouvelle terre …
Ici, tout commence un jour où le Schtroumpf Paresseux s’isole dans la forêt le temps d’une sieste, tandis que les autres Schtroumpfs s’attèlent à la construction du “pont sur la rivière Schtroumpf”. Malheureusement, le Grand Schtroumpf le surprend et l’envoie chercher du bois dans la forêt où il est attaqué par la mouche bzz, dont le nom rappelle celui de la mouche tsé-tsé, la fameuse mouche africaine capable de décimer les bétails et que les colonisateurs n’ont eu cesse de chercher à éradiquer du temps de l’occupation coloniale du continent.
Une fois piqué par la mouche bzz sur la queue, le Schtroumpf Paresseux est immédiatement frappé d’étranges symptômes : il ne parle plus un langage articulé et rationnel mais émet un son unique, GNAP! Il ne marche plus mais bondit. Les traits de son visage ont changé : auparavant naïf et rêveur, il semble désormais fou à lier – ses sourcils sont froncés, ses mâchoires serrées, il montre les dents et des petits éclairs de foudre forment un halo autour de son visage. Enfin, la métamorphose atteint sa couleur de peau, puisque désormais le petit Schtroumpf bleu est un Schtroumpf noir et régressif, qui rappelle sans équivoque la fascination pour les cannibales “mangeurs d’hommes” exhibés dans les spectacles des foires coloniales et sur les affiches des documentaires ethnographiques de la première moitié du 20ème siècle.

Affiche du film documentaire « Chez les Mangeurs d’Hommes » réalisé par André-Paul Antoine et Robert Lugeon en 1928.
Un regard résolument ethnographique
« Jadis, il y eut un cas semblable! Mais j’étais tout jeunet, à l’époque je venais de schtroumpfer mes cent huit ans« , se rappelle le Grand-Schtroumpf une fois que le « patient zéro » de l’épidémie a été capturé et mis en quarantaine. Chef charismatique, le Grand Schtroumpf est aussi détenteur du savoir (n’oublions pas toutefois le Schtroumpf à lunettes) et de la médecine, de l’alchimie et de la science, une science positive qu’il pratique à huis-clos, dans son fameux « laboratoire-champignon ». Eprouvettes, flacons, et plantes mystérieuses cueillies dans la forêt sont le décorum d’une modernité et d’une éthique « schtroumpf », qui distingue le Grand Schtroumpf de Gargamel qui n’est pas un scientifique mais un sorcier qui utilise la magie par pure avidité. Le laboratoire du Grand Schtroumpf est donc l’indice évolutionniste d’une société rationalisée et morale qui tranche avec les civilisations « archaïques » et « primitives » découvertes à travers les campagnes coloniales, et qui font le sel des récits ethnographiques de la première moitié du 20ème siècle.
Un autre élément de cette « sémiotique » à deux niveaux de lecture est la maîtrise de la technique par les Schtroumpfs. On a reproduit ci-dessous la première planche de l’album, scène d’exposition qui nous montre une « tranche de vie schtroumpf ».
Dans la première vignette, plusieurs signes iconiques indiquent le degré de « civilisation » de la société schtroumpf. On remarque, dans un coin, la boussole des navigateurs, géographes et autres « deviseurs du Monde ». L’organisation topographique du village et les toponymes renseignent sur une forme d’habitat et d’aménagement rationnel où les éléments naturels sont « acclimatés » par la construction de deux ponts, d’un gué, et d’un barrage. Les habitations du village schtroumpf sont concentrées au coeur d’un domaine agricole et piscicole (champ de salspareille, lac, marais) alimenté par une source et plusieurs cours d’eau, et stratégiquement abritées par la forêt et la montagne.
Les vignettes qui suivent livrent la situation diégétique de départ : tous les Schtroumpfs – y compris le Schtroumpf Grognon, à droite – doivent se rendre sur le chantier du « pont sur la rivière Schtroumpf », un grand projet de construction qui témoigne d’une pratique collectivisée et hiérarchisée du travail. On aperçoit ci-contre un Schtroumpf donner des directives à gauche de l’illustration, tandis qu’à droite un groupe s’attèle à une autre étape de la construction. La gestion du chantier montre un système de production manuelle, ni mécanisée, ni industrialisée : les Schtroumpfs ont eux-mêmes coupé le bois pour le pont, et l’album qui paraitra plus tard, Le Schtroumpfissime, raconte l’échec du modèle capitaliste dans la société schtroumpf. Néanmoins, la construction du pont puise dans l’imaginaire positif de la colonisation comme vecteur de modernité – à l’image de la construction de chemins de fer, de grands ports maritimes et de voies navigables (dont le Canal de Suez, dès 1859) – qui s’oppose à la vision désorganisée et irrationnelle portée aux sociétés « indigènes » par les colonisateurs.
La plupart des vignettes montrent les Schtroumpfs équipés d’outils : hache, pelle, faucille, corde ou brouette. Pourtant, aussitôt qu’il est piqué par la mouche bzz, le Schtroumpf Paresseux abandonne la hache qui lui a été confiée par le Grand Schtroumpf pour couper du bois – car après tout, que pourrait-il bien en faire? Capturé à la corde et maintenu en quarantaine, il parvient à s’échapper et contamine d’autres Schtroumpfs. L’épidémie se répand, et les Schtroumpfs noirs quittent aussitôt l’espace organisé du village pour vivre dans la forêt, comme des bêtes sauvages. Enfin, quand le Grand Schtroumpf découvre l’antidote qui permettra de « guérir » les Schtroumpf noirs d’être devenus noirs, c’est encore à l’aide d’un outil – le soufflet – que les Schtroumpfs rescapés vont répandre le remède sur les Schtroumpfs contaminés. La scène de la bataille finale, sur la vignette reproduite ci-contre, montre une « horde » de Schtroumpfs noirs surgis de la forêt pour envahir le village, désarmés, l’air féroce – à l’état de nature – et plus nombreux que les Schtroumpfs bleus placés à l’orée du village et déterminés à le défendre, stratégiquement équipés de soufflets, et organisés en pyramide, derrière le Grand Schtroumpf.
« Guérir tous les noirs » : un album jamais traduit dans le monde anglo-saxon
« A présent, il faut schtroumpfer beaucoup de tubéreuses [NdA. l’antidote provient de la fleur de tubéreuse] pour pouvoir guérir tous les noirs! En avant! » s’exclame le Grand Schtroumpf en découvrant l’antidote contre l’épidémie de … la noireté?
Si l’oeuvre de Peyo est depuis longtemps perçue comme une oeuvre antisémite (Gargamel, son goût pour l’or et son chat Azraël comme caricature du Juif), misogyne (La Schtroumpfette ou la sur-sémiotisation d’un archétype féminin) et communiste (voir l’album Le Schtroumpfissime), c’est aujourd’hui l’album des Schtroumpfs noirs, auparavant passé inaperçu, qui est dénoncé pour son contenu ouvertement raciste et colonialiste.
Pour Antoine Buéno, auteur de la monographie critique Le petit Livre bleu parue en 2011, « l’oeuvre de Peyo peut apparaitre comme un archétype d’utopie totalitaire empreinte de stalinisme et de nazisme ». La réception de son analyse un brin pamphlétaire a d’ailleurs été mitigée : s’attaquer aux Schtroumpfs, c’est s’attaquer à une institution.
Ces accusations, démenties par Peyo de son vivant, puis par ses ayant-droits, posent la question du recul historique. Peyo conçoit cet album dans un contexte de production dominé par l’idéologie coloniale (le Zaïre, colonie belge en Afrique, n’est indépendant qu’en 1960) et par un système de représentation hérité des doctrines évolutionnistes du siècle précédent, où l’homme blanc (le Schtroumpf bleu?) est au sommet de la pyramide de l’évolution, de la culture, et de la civilisation. Par ailleurs, dans la mesure où les Schtroumpfs noirs sont des créatures anthropomorphes mais pas humaines, l’album Les Schtroumpfs noirs est-il plus acceptable que Tintin au Congo?
En janvier 2014, une version détournée des Schtroumpfs noirs, estampillée « Editions Dupuis », circule au Festival de BD d’Angoulême. Une édition subversive puisque les Schtroumpfs bleus y sont piqués par une abeille bleue et deviennent alors tout bleus, rapporte le journal Libération :
« L’éditeur belge de la Cinquième couche vend ces faux albums Dupuis sur son stand, dans l’espace «nouveau monde» du festival. Selon la version officielle – on n’est pas obligé de le croire – «des cartons de cette version duSchtroumpf bleu sont arrivés un jour aux bureaux, livrés par DHL», raconte-t-il. «Bon, le livreur a dit que c’était pour nous, il a signé et il est parti. On ne sait pas qui est l’auteur, on ne sait rien», s’amuse-t-il encore. »
Dans le monde anglo-saxon, on a rapidement tranché par la censure le noeud gordien du débat raciste/pas raciste, puisque les Schtroumpfs noirs n’y sont pas noirs, mais violets : The purple Smurf.
Quand la société de production américaine Hanna-Barbera décide d’adapter la série des Schtroumpfs en cartoon, à partir de 1981, le Schtroumpf noir devient violet, et s’exporte à travers le monde, car le cartoon devient plus populaire encore que la bande dessinée. En 2010, l’éditeur basé à Brooklyn (NY) Papercutz sort la première traduction anglaise de l’album, qui mêle la version illustrée de Peyo à la version animée des studios Hanna-Barbera, puisque les Schtroumpfs y sont violets. Papercutz, un éditeur indépendant qui défend une ligne éditoriale iconoclaste sur son site web : « We focus on underrepresented writers and strange works that are unlikely to be published » [Trad. « Nous privilégions les écrivains sous-représentés et les oeuvres bizarres qui ont peu de chances d’être publiées »].
Ainsi, tandis que des milliers d’enfants dans le monde ne connaissent que Les Schtroumpfs violets, on peut encore acquérir un exemplaire des Schtroumpfs noirs, pour la somme de 10,07 €.
Peut-on faire lire Les Schtroumpfs noirs aux enfants?
Voici une question à laquelle je n’ai pas de réponse. Enfant, j’ai dévoré les albums des Schtroumpfs. La monstruosité et l’étrangeté des Schtroumpfs noirs m’évoquaient davantage l’archétype du « vilain » dans la littérature de jeunesse, plutôt que la caricature raciste d’hommes noirs. Pourtant, mon développement cognitif faisant chemin, j’ai ressenti le besoin d’y revenir, à l’âge adulte.
C’est aux Etats-Unis, où je me suis rendue il y a 6 ans avec l’album des Schtroumpfs noirs dans ma valise, que j’ai tenté de comprendre pourquoi certaines représentations ouvertement caricaturales et insultantes étaient passées sous silence en France. Au cours d’une conversation avec le professeur africain américain Anthony Kelley, j’ai découvert l’existence des Purple Smurf, fruit de la culture anglo-saxonne du « politiquement correct ». Pour Anthony Kelley, l’épisode le plus choquant est celui du « lasso ». Dans cette planche, les Schtroumpfs bleus s’en vont traquer dans la forêt les Schtroumpfs noirs, armés d’une corde – d’un « lasso » qui leur permet de capturer un Schtroumpf noir, afin d’expérimenter l’antidote. Le Schtroumpf capturé est ficelé comme du gibier à une branche qui permet son transport vers le village…
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Réflexion intéressante qui m’ a fait penser aussi à l’album « le cosmoschtroumpf » (http://www.bulledair.com/index.php?rubrique=album&album=schtroumpfs6).
Réflexion intéressante qui m’a aussi fait penser à l’album « le cosmoschtroumpf » (http://www.bulledair.com/index.php?rubrique=album&album=schtroumpfs6).
Parfaite illustration du délire engendré par les adeptes de la théorie du complot !
C’est très certainement un album raciste, en effet… il est évidemment connu de tous que la « noireté » (pour citer l’auteur) se transmet par contact. Moi même, j’évite de serrer la main des Noirs pour éviter de devenir comme eux.
De plus, il est de notoriété commune que le stéréotype raciste voudrait que les Noirs se déplacent en sautant.
Et jamais un industriel français dont je tairai le nom n’a fait scandale en prétendant « travailler comme un nègre » – au Congo Belge, c’étaient les blancs qui travaillaient, pas les Noirs. Comme dans la BD.
Sans oublier que les colons ont aussi essayé de guérir les Noirs. Comme dans la BD, encore.
Et je ne commenterai pas le Schtroumpf « ficelé comme du gibier » (bien que ficeler des Congolais comme du gibier fût une activité courante au Zaïre) : il est vrai qu’en cas d’individu contaminé et dangereux, le ficeler est une bien mauvaise idée – ne vaudrait-il pas mieux le faire marcher de manière bien civilisée aux côtés du groupe ? Il ne va certainement pas s’enfuir.
Enfin, il est vrai que le soufflet représente le colonisateur. Pourquoi diable les Schtroumpfs ne mettent-ils pas le pollen dans leur bouche, avant de le souffler sur les Schtroumpfs Noirs ? N’est-ce pas s’encombrer inutilement que d’utiliser l’outil approprié, quand le corps suffit ?
…
Mais en fait… cet article raconterait n’importe quoi ? Oh…
(et je ne parlerai pas de la citation d’Antoine Buéno, qui précise plusieurs fois dans son livre son côté parodique).
Article intéressant, non pour son contenu délirant, mais parce qu’il démontre une fois encore qu’il n’y a pas un sujet qui ne puisse être détourné par une idéologie, quelle qu’elle soit.
On sent bien qu’on pourrait mettre n’importe quelle image de n’importe quelle BD sous les yeux de la rédactrice de l’article, et qu’elle pourrait en tirer un chapitre démontrant le racisme de ses auteurs, leur antisémitisme, ou n’importe quoi d’autre.
Sur le sujet, je préfère les messages de fraternité, mais cet article n’en est bien sûr pas un, bien au contraire.
Comme je ne veux pas que les champs de salsepareille de mon enfance deviennent des champs de coton sudistes, je vais tourner cette page, et ne plus y revenir.