De la fiction hétérographique au voyage de soi
Par Caroline Tricotelle
Depuis son premier livre, Le Chien d’Ulysse paru en 2001, Salim Bachi tisse le fil d’une œuvre de fiction qui crée un espace entre Orient et Occident, sous l’égide de figures littéraires (Ulysse, Sindbad[1], ici Achab) en même temps qu’elle s’empare de figures légendaires, religieuses[2] ou réelles[3] (jusqu’à Salim Bachi lui-même[4]).
Dans Le dernier été d’un jeune homme[5] qui vient de paraître, il nous présente un livre qu’écrirait Albert Camus lors d’une traversée de l’Océan Atlantique en bateau vers le Brésil en 1949, ce qui s’est réellement produit.
Ancré dans ce fait réel, ce roman composite s’élabore chapitre après chapitre, comme les jours se succèdent, lors de cette avancée vers le Brésil : chacun porte en lui une charge différente. Mais tous s’assemblent autour de cette affirmation de soi du personnage Camus qui encadre ce roman : « La maladie m’a tout donné sans mesure. Je me souviens du premier jour où j’ai commencé à cracher du sang et l’indifférence de maman » ouvre le texte et « Sans doute ne serais-je pas ce séducteur impénitent sans cette profonde et obscure angoisse bâtie sur le silence d’une mère et la solitude d’un enfant » le clôt.
Ainsi, mieux qu’un portrait, entre imagination et réalité documentée, Salim Bachi nous livre les mots, les fantasmes, et les fragments de conscience de cet auteur célèbre et, pour notre plus grand plaisir, le ramène à nous. « J’existe dans l’exaltation pure » (p. 44). C’est bien cette énergie et ce sentiment intime de vivre que Bachi recrée à travers différents procédés. La mise en place d’une énonciation autobiographique et sa portée rétrospective sur le passé permet au lecteur d’entendre Camus revenir sur certaines de ses actions : « Si l’on me demandait maintenant mon sentiment sur l’Algérie », écrit-il à la page 17. Cette énonciation permet aussi d’assister à la formation de la pensée de Camus depuis les événements qu’il relate et ses différentes lectures. C’est aussi l’œuvre entière de cet auteur, en cours, que suggère ce roman à travers quelques signes, présentés parfois comme les prémisses de certaines de ses œuvres majeures, tel le mot « absurde » relevé dans une lecture de jeunesse d’un roman de Malraux… L’évocation de différents carnets et d’une correspondance avec son maître Grenier enrichit la perception du lecteur de ce matériau hétérogène. Enfin des procédés purement romanesques comme des dialogues pour faire comprendre les postures de Camus et ses engagements politiques, et surtout l’apparition sur le pont d’un assureur de voiture, un certain Charon, onomastique annonciatrice de sa mort connue du lecteur uniquement (puisque, nous le savons, Camus est mort d’un accident de voiture le 4 janvier 1960) mettent en avant le choix de Bachi quant à la fiction. Il instaure ainsi une complicité avec son lecteur à partir de références communes. Il instaure surtout le plaisir de lire.
De plus, des effets de glissements et d’échos favorisent la circulation de cette énergie à travers le roman. « Viendra-t-elle ? Qui ? Moira ? Simone ? » (p. 96) se demande le personnage-narrateur Camus, dans l’attente d’une femme rencontrée sur le pont, associant une femme désirée au présent à une autre aimée au passé. L’approche des côtes américaines suscite la résurgence d’un autre souvenir : « Je me souviens alors de mon arrivée à Paris, le 16 mars 1940, en plein drôle de guerre » et la visite d’un navire prison, peut-être inventée par Bachi, avec ses prisonniers à la « condition inhumaine » au chapitre XVI, met en relief la condition de Camus un chapitre plus tôt : « Je sais pourquoi je me sens si mal sur ce bateau […] Il symbolise trop bien ma condition d’homme perdu en haute mer, menacé par les flots redoutables. »
L’écriture serait donc cette compensation salutaire pour le personnage Camus, cette possibilité de retrouver cette période heureuse, celle de sa jeunesse en Algérie, afin de créer un équilibre avec cette conscience de l’existence lucide et intransigeante qui le caractérise. Dès lors le lecteur entre dans une poétique d’impressions laissées par l’enfance, continuum de sensations, d’habitudes et de présences que des scènes ponctuent au passé simple. Elles construisent en filigrane le portrait de Camus à travers les événements marquants et déterminants de sa vie dans le sens où ils ont changé le destin de cet auteur-narrateur alors emporté dans ses souvenirs ; à tel point que ce passé ressurgit parfois au présent : « J’ai dix-sept ans et je vais mourir ».
Mais l’intérêt de ce livre, représentation de l’énergie de Camus, son appétit de vivre, son engagement, son intimité et sa sensualité, réside aussi dans l’investissement de l’auteur. Le personnage de Camus porte en creux la figure de Salim Bachi. À la pensée du personnage conscient de suivre un chemin pris par Dante répond donc l’écriture de Bachi sur les pas de Camus. La maladie, l’enfance en Algérie, la vie en France sont des points communs de ces deux auteurs. Aussi la réflexion du personnage Camus quant à sa ressemblance avec son personnage Meursault de L’Etranger[6] renvoie à cette relation de Bachi avec son personnage « seul, rejeté sur une île déserte, loin de toute humanité ». L’écriture révèle ce sentiment d’étrangéité, de solitude en même temps qu’elle offre la possibilité de sortir de soi, par delà le temps, l’espace et l’identité.
L’écriture est donc ce voyage de l’être, remarquable dans l’ensemble de l’œuvre de Salim Bachi. Dans Le dernier été d’un jeune homme, elle trouve la figure d’un auteur réel devenu personnage comme principal renouvellement et la fiction pour effacer les frontières de l’autre en le ramenant à l’existence présente, dépense d’énergie poétique et romanesque, dans la conscience du lecteur.
Salim Bachi est un écrivain né en 1971, qui a grandi à Annaba, tout à l’Est des côtes algériennes. Il s’est installé en France en 1997 pour poursuivre des études de Lettres. En 2001, son premier roman, Le Chien d’Ulysse, paraît chez Gallimard. Il reçoit alors le Goncourt du Premier roman. Ses autres romans confirment que Salim Bachi est un auteur majeur de l’Algérie, considéré comme le plus talentueux de sa génération, créant un espace imaginaire et littéraire original entre Orient et Occident : La Kahéna (roman, 2003, chez Gallimard, Prix Tropiques 2004), Autoportrait avec Grenade (récit, 2005, aux Editions du Rocher), Tuez-les tous (roman, 2006, Gallimard), Les douze contes de minuit (nouvelles, 2006, Gallimard), Le Silence de Mahomet (roman, 2008, Gallimard), Amours et aventures de Sindbad le Marin (roman, 2010, Gallimard), Moi Khaled Kelkal (roman, 2012, éditions Grasset) et Le Dernier été d’un jeune homme (roman, 2013, chez Flammarion).
[1] Ulysse est une figure récurrente de l’œuvre de Salim Bachi sur de nombreux plans. On se reportera en premier lieu à son premier roman, Le Chien d’Ulysse, Gallimard, 2001, et quelques-uns de ses personnages qui quittent la ville imaginaire, l’antique Cyrtha pour parfois y revenir tels Ulysse. Avec La Kahéna, chez Gallimard, en 2003, l’espace fictionnel s’ancre de nouveau dans cette ville. Il en est de même dans Les douze contes de minuit, nouvelles, Gallimard, 2007. Sindbad apparaît dans Amours et aventures de Sindbad le Marin, Gallimard, 2010
[2] Le Silence de Mahomet, Gallimard, 2008
[3] Voir le livre Moi, Khaled Kelkal, roman, Grasset, 2012 ou Tuez-les tous, Gallimard, 2006
[4] Autoportrait avec Grenade, récit, Editions du Rocher, 2005, qui correspond à une autofiction.
[5] Le dernier été d’un jeune homme, Flammarion, 2013
[6] Albert Camus, L’Etranger, 1942, est un des plus célèbres romans de Camus. Il met en scène le personnage-narrateur Meursault. Il vit en Algérie française quand il reçoit lui annonçant la mort de sa mère. Le deuil a lieu à Alger où il se rend. Il sera arrêté par la suite pour avoir tué sur la plage un Arabe avec son revolver. La seconde partie du roman relate son procès.
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