« Mourir, dormir, rêver peut-être ? La quatorzième heure de Menouar Ziada » (Extrait)
Par Célia Sadai
“[…] le vol souverain d’un milan jetant un dernier
regard sur son domaine” (Les Vigiles, p. 185)
Les Vigiles[1] livre l’autopsie à vif de la société algérienne et paraît en 1991, deux ans avant l’assassinat de Tahar Djaout. Comme dans Villes cruelles de Mongo Béti ou Le Mandat d’Ousmane Sembene,Les Vigiles décrit une société de surveillance et de privilèges instaurés au lendemain de l’Indépendance par l’ordre des « moudjahidine », peuplée de personnages désincarnés par le pouvoir bureaucratique, des valeurs et des lois arbitraires et les lumières aveuglantes de la modernité. Tahar Djaout nous dit qu’il y a « quelque chose de pourri dans le royaume » à travers son double narratorial, coryphée adepte des parenthèses digressives et du discours narrativisé.
Prêts à tout pour maintenir la cité dans l’état de veille, les Vigiles – Menouar Ziada et ses compagnons – déclarent arbitrairement« ennemi des institutions nationales » Mahfoudh Lemdjad, l’inventeur d’un métier à tisser providentiel. Pour expier leur faute et laver leur honneur, ils reviendront à un cycle de violence que les hommes seront impuissants à briser tant qu’ils banniront les poètes de la cité.
L’ordre des moudjahidine ou le « camp des justes et des infaillibles»
Les Vigiles met en scène un groupe d’anciens combattants de la guerre d’Algérie, à l’heure où le pays éprouve les mutations de la modernité. Menouar Ziada, Messaoud Mezayer, Skander Brik et leurs « frères d’armes » appartiennent au « camp des justes et des infaillibles» qui ont œuvré pour « la souveraineté de la Nation ». Héros cyniques, ils ont joui dès l’Indépendance des privilèges accordés aux « valeureux », s’accaparant sans partage les biens comme le pouvoir. Animés par la « flamme patriotique », ils traquent désormais les« professionnels de la subversion », par allégeance à une justice dont ils savent néanmoins qu’elle laisse échapper les coupables à travers « les mailles de byzantines législations » (p. 50). Comme le rappelle Skander Brik : « L’État est comme Dieu. […] leurs desseins à tous deux sont impénétrables et justes.” (p. 170). Souverains autoproclamés et dérisoires, les moujahidines vont de fait renoncer à tout pacte de confiance avec les générations nées après la guerre : « Il ne faut surtout pas qu’ils croient qu’ils peuvent se débarrasser de nous parce que nos cheveux ont blanchi » (p. 23), s’inquiète Menouar Ziada.
Pourtant, si leur sujétion conditionne la conservation de leur pouvoir, les anciens combattants portent dans leurs chairs les stigmates de la guerre, comme « une douleur assoupie dont on aurait attaqué la racine » (p. 10). Un sacrifice qui justifie bien la créance de l’État, et une distribution élitaire du pouvoir et des biens, aux dépens du peuple. Menouar Ziada, l’ancien berger des montagnes, est hanté par le souvenir de la violence arbitraire du maquis. Privé de vivres et exposé aux grandes pluies durant cinq jours, il fait l’apprentissage de la soumission par la torture et bascule, à mesure que la fièvre croît, dans une « tendresse soumise », une « soif d’obéissance » qui lui font voir « le responsable des supplices comme un père terrible et glorieux, à l’amour dévastateur, une sorte de dieu tout-puissant, maître de la vie et de la mort » (p. 116). Au point que la douleur extatique du repentir va résonner en lui comme l’origine d’un renoncement qui ne le quittera plus.
Avec Les Vigiles, Tahar Djaout démêle les nœuds de l’Histoire algérienne et montre « l’éternel retour[2] » d’une violence qui prend sa source dans l’épisode du maquis. Une structure d’échos qui interroge…
Pour lire la suite de l’article sur Cultures Sud, cliquez ici.
Discussion
Rétroliens/Pings
Pingback: Kaoutar Adimi, Nos Richesses | La Plume Francophone - 6 septembre 2017