« S’inventer un modèle d’homme rebelle à nos lois »
par Ali Chibani
« Notes pour un court volume :
L’auto-émissaire ou le paria. Je me suis toujours senti déparé. »
Jean El Mouhoub Amrouche, Journal.
Jean Amrouche, l’auteur qui ne laisse rien au hasard. Ainsi, puisque le père fondateur de la littérature maghrébine est connu pour sa riche correspondance avec ses amis du monde littéraire et politique (André Gide, Jules Roy, Henry Bauchau, El Hachemi Cherif, Ferhat Abbas…), chaque lettre par sa main écrite était, disait-il, une « lettre pensée ». De même pouvons-nous dire sans abus de langage que son Journal est un « Journal pensé ». Longtemps attendu par le public, le Journal[1] a été enfin publié cette année (2011).
Dans cet ouvrage qui n’est en fait qu’une partie sélective des 1000 pages manuscrites laissées par l’auteur du célèbre essai L’Eternel Jugurtha, on découvre un Jean Amrouche sans concession envers lui-même. Ses jugements sur sa propre personne sont d’une sévérité extrême. On voit également l’évolution de son jugement littéraire et de ses orientations politiques qui ont fait de lui « le pont » initiateur de la rencontre de Ferhat Abbas avec Charles de Gaulle. Ces positions indépendantistes, pour rappel, lui ont coûté son poste de journaliste à l’ORTF. On y trouve aussi une très belle lettre intitulée « El Mouhoub à Jean[2] » où le poète revient sur sa double culture kabyle et française. Il écrit également sur son appartenance à l’Algérie et à la France :
Parodiant le très cher et très aimé Jean Arthur je peux dire : c’est qu’il y a toujours dans mon équation intime un terme en surnombre que personne ne peut prendre en compte, et qui fait de moi ce monstre inclassable : plus français que les Français et plus algérien que les Algériens. Les Algériens se disent la même chose que les Français : il ne peut pas être tout à fait des nôtres, car il excède nos normes. Il s’est inventé un modèle d’homme, auquel il se conforme et ordonne ses actes, et que nous ne pouvons ni comprendre ni tolérer car il est par essence rebelle à nos lois[3].
Mais dans cette présentation, nous allons nous attarder sur la conception que se fait Amrouche de la poésie dans ses notes.
La poésie, à la fois grecque et aztèque
Pour le cofondateur et codirecteur de la revue L’Arche, la poésie doit être le lieu de l’alliance du Beau et de l’interprétation. Le vrai poète est celui qui peut être la « lèvre », pour reprendre un terme de Nabile Farès, où impression et expression, « [p]ureté de substance » et « [r]igueur subjective » trouvent leur équilibre. Selon Amrouche, la magie aztèque est inséparable de la sagesse grecque : « … je tiens la proportion et la mélodie indispensables à toute beauté, qu’un art trop expressif limite à un aspect la signification et la portée d’un ouvrage. Qu’il n’y a pas à choisir entre aztèque et grec : mais que l’art grec ne vaut que dans la mesure où l’on y sent l’aztèque et inversement[4]. »
Peut-on parler d’éthique de la poésie chez Jean Amrouche ? La question doit être posée lorsque l’on note la récurrence d’une terminologie d’ordre éthique dans plusieurs des notes du Journal. L’innocence, la pureté, l’authenticité et la sincérité sont autant de valeurs soulignées par le poète. Elles sont toutes présentées dans de fines analyses qui les rattachent à la création littéraire et leur donnent une connotation très subjective. Nous voyons là une forme d’auto-analyse qui mérite de servir de base à tout travail d’interprétation de l’œuvre amrouchienne. C’est le cas par exemple de la « sincérité » :
Je comprends mieux à présent ce que Gide entend par sincérité. Il ne s’agit pas tant de l’exactitude et de la réalité de tel ou tel aveu, que de la correspondance qui l’exprime. S’agit-il de soi ou d’un personnage quelconque. Étant donné que ce personnage n’est sincère qu’autant que l’auteur épouse son émotion ou sa pensée, et les traduit dans le ton approprié. En bref, la sincérité est cause de la justesse de la voix, et cette dernière est la pierre de touche de la sincérité[5].
Cette liaison du poétique et de l’éthique permet au poète de lier la figure du poète à la figure de Dieu, qui devient un lieu liturgique et d’unité ontologique. Car la figure divine, dans la poésie d’Amrouche, est celle qui crée le lien entre la culture ancestrale kabyle et la culture française d’adoption. Lier les deux cultures est essentiel dans la vie du créateur des entretiens littéraires. D’où l’élection de la « litote » comme figure rhétorique fondatrice dans le processus de l’« ensemencement » poétique : « Litote – économie : art suprême chez les Kabyles en même temps qu’elle est l’essence du classicisme français. (Poésie : toucher ce qui seul éveille dans le subconscient l’image mère, l’archétype de la chose dans sa réalité spirituelle, concrète et éternelle)[6]. » Amrouche cite le philosophe et mystique allemand Meister Eckhart : « Tiens-le toi pour dit : être vide de tout le créé, cela veut dire être plein de Dieu, et être rempli du créé, cela veut dire être vide de Dieu. » Il confirme ainsi l’importance que revêt à ses yeux l’une des fonctions qu’il attribue à la poésie : le renoncement : « Par analogie, tirer d’importantes considérations sur le détachement du poète en état de création, sur le vide créateur[7]. »
« Le Premier Témoin »
Ce détachement est censé ouvrir la voie à une poésie cathartique. Mais le poète découvre la réalité de son existence faite d’une insatisfaction perpétuellement grandissante : « … tout le drame de l’écrivain que je pourrais devenir. Écrire le livre dans l’espoir de se purifier en expulsant le limon ; et au-delà de cet espoir le style aigu de la lucidité trace un secret : on ne chasse l’esprit impur que pour préparer la maison où viendront les autres esprits, plus terribles, et l’on se retrouvera plus habité que devant[8]. »
Le renoncement, la catharsis ont un intérêt personnel. Sur le plan collectif, Amrouche se sait engagé plus que quiconque dans le destin de la France occupée et de l’Algérie colonisée : « Ma plume est plus qu’un instrument, elle est mon témoin devant moi, devant ceux qui n’ont pas perdu tout espoir, devant mes morts et mes vivants qui se taisent et de qui je suis le Premier Témoin[9]. » L’utilité collective aboutit toujours à une utilité personnelle de la poésie et inversement, car ce que Amrouche a longtemps attendu et n’a jamais obtenu ni des Algériens, ni des Français, c’est la reconnaissance dont le besoin était pourtant bien grand chez lui : « Tellement miné intérieurement que je ne saurais plus me contenter de ma propre attestation[10]. » Il lui reste alors la poésie comme « recours suprême contre le découragement[11]. »
Quoi qu’il en soit, Jean El Mouhoub Amrouche a toujours agi avec le charisme et la liberté d’esprit qui l’ont caractérisé. C’est ce qu’il affirme dans la dernière page du Journal qui est une lettre écrite, quelques jours avant son décès d’un cancer du pancréas, à El Hachemi Cherif : « Dans notre situation commune, je vois plus qu’une leçon, plus qu’une indication du destin, un signe non-équivoque qu’adresse à chacun de nous la divine Providence. Nul ne peut servir deux maîtres, dit l’Evangile. La maladie nous ramène rudement à cette vérité. Nous ne pouvons pas être à la fois les serviteurs de l’esprit et des maîtres de l’heure[12]. » Ainsi, jusqu’à son dernier souffle Amrouche est resté attaché à l’authenticité de l’être, joignant dans son souffle « maladie » et « vérité » comme origine et destination de tout effort créateur.
[1] Jean El Mouhoub Amrouche, Journal 1928-1962, édité et présenté par Tassadit Yacine Titouh, Paris, éd. Non Lieu, 2011.
[2] « 1946 », « 30 octobre », op. cit., p. 163.
[3] « 1961 », « 28 mai », op. cit., p. 353.
[4] « 1946 », « 14 mai », op. cit., p. 158.
[5] « 1949 », « 18 février », op. cit., p. 207-208.
[6] « 1943 », « 16 septembre », op. cit., p. 114.
[7] « 1942 », « 14 août », op. cit., p. 90.
[8] « 1950 », « 29 avril », op. cit., p. 236.
[9] « 1942 », « 28 au 29 août », op. cit., p. 91.
[10] « 1930 », « 3 novembre », op. cit., p. 47.
[11] « 1945 », « 6 mars », op. cit., p. 140.
[12] « Lettre à H. C. 15. 3. 62 », op. cit., p. 355.
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