La logique d’un malaise
par Victoria Famin
La fin des années 50 annonce le commencement de la décolonisation de l’Afrique. C’est dans ce contexte de révolte qu’Albert Memmi écrit et publie un des textes phares sur la colonisation. Il s’agit de Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur[1], publié au lendemain de l’indépendance du Maroc et de la Tunisie. Mais, il est important de noter que les premiers extraits de cet essai ont été publiés en 1956 dans Temps Modernes et l’Esprit. Le discours de Memmi est lu pendant la guerre d’Algérie et à la veille des indépendances de l’Afrique noire, contexte qui assure une bonne réception du texte. Le regard critique que porte l’auteur sur la situation coloniale rend cet essai incontournable à l’heure de réfléchir au processus de décolonisation.
Portrait du colonisé est un texte fortement ancré dans un engagement politique que l’auteur assume au moment de sa publication, mais il reste d’actualité pour les lecteurs du monde[2]. Car, comme le dit l’auteur dans la Préface de l’édition de 1966, ses propos sur la relation coloniale ne sont pas uniquement représentatifs de la période coloniale française, mais ils pourraient également expliquer toute situation de domination.
Inaugurant toute une série de portraits entre lesquels nous pouvons citer Portrait d’un juif[3], L’homme dominé[4] ou encore Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres[5], Albert Memmi nous propose une caractérisation précise et détaillée des deux principaux acteurs du fait colonial : le colonisateur et le colonisé. L’auteur ne se contente pas de juxtaposer les deux figures décrites mais il met aussi en évidence le rôle décisif du rapport entre ces groupes sociaux. Le colonisateur et le colonisé se construisent réciproquement par leur interaction dans le contexte de la colonie. Il ne s’agit pas pour autant de trouver des justifications pour les attitudes de l’un ou de l’autre, mais surtout de mettre en avant le poids de la coexistence dans une situation aussi violente que celle de la colonie.
L’essai de Memmi ne cherche pas à établir des essences qui justifient une typologie définitive des intégrants de la société coloniale. Dans son texte, l’auteur aborde les conditions d’existence de ces groupes sociaux qui déterminent une typologie binaire. Les notions de colonisateur et de colonisé ne définissent pas l’essence des Français et des Maghrébins mais plutôt les possibilités d’existence dans le monde de la colonisation.
L’auteur entreprend ainsi un travail minutieux et rigoureux de description des composantes humaines du fait colonial. Les différents traits psychologiques de chaque individu sont présentés dans un ordre de cause-conséquence qui renforce la démarche de l’auteur. Chacune des parties, chacun des titres, chacun de sous-titres mettent en évidence la force de la réflexion de l’auteur. En ce sens, la décision de proposer d’abord le portrait du colonisateur et ensuite celui du colonisé met en relief le rapport de force entre ces groupes sociaux. Malgré leur étroite interdépendance, dans la société coloniale c’est le colonisateur qui détermine le mode d’existence du colonisé.
Une dissection de la société coloniale d’Afrique du Nord
Pour bien construire le portrait du colonisateur, Albert Memmi propose une analyse plus fine de cet acteur de la colonisation. Cette démarche lui permet d’établir une distinction entre la figure du colonial, celle du colonisateur et celle du colonialiste. Ainsi, le colonial serait : « l’Européen vivant en colonie mais sans privilèges, dont les conditions de vie ne seraient pas supérieures à celles du colonisé de catégorie économique et sociale équivalente[6] ». Plus qu’un véritable portrait, ce personnage hypothétique construit par l’auteur représenterait le Français bienveillant qui ne serait pas concerné par le fait colonial en tant que décision politique. Il s’agirait d’un homme capable de rester en dehors des relations tendues que la colonisation instaure entre les différents membres de la société. Face à cette situation qui fait appel à une certaine naïveté, l’auteur affirme : « le colonial ainsi défini n’existe pas, car tous les Européens des colonies sont des privilégiés[7] ». Selon l’auteur, le colonial n’existe pas car même sans le vouloir, l’Européen établi en colonie est privilégié. Son appartenance à un monde considéré comme supérieur lui attribue, de fait, des privilèges.
Le colonisateur est caractérisé par Memmi par son attitude quant au rôle qu’il incarne dans la société coloniale. Ainsi, l’auteur décrit le colonisateur qui se refuse et le colonisateur qui s’accepte. En suivant son développement logique, le colonial malgré lui est défini comme le colonisateur qui se refuse. Le rejet des conditions de la société coloniale peut, selon Memmi, prendre deux formes : la soustraction physique au fait colonial, possible uniquement avec le départ de la colonie ou la permanence en colonie et la lutte pour la transformation de la situation. Seule situation vraiment productive, la lutte du colonisateur qui se refuse se heurte aux multiples questions idéologiques qui soutiennent la colonisation. Ces difficultés deviennent alors un piège pour le colonisateur de bonne volonté.
Découragé par une révolte impossible, le colonisateur qui se refuse devient, selon Memmi, le colonisateur qui s’accepte, autrement dit, le colonialiste. Selon l’auteur, « le colonialiste est la vocation naturelle du colonisateur[8] », destin qui est caractérisé par la tentative de légitimation de la colonisation. Cette démarche consiste souvent à démontrer les mérites de l’usurpateur ou à prouver les démérites de l’usurpé. Cette attitude trouve dans le racisme un moyen pour maintenir et préserver les privilèges du colonisateur. Il permet également de maintenir le nouvel ordre moral de la colonie.
Le portrait du colonisé est abordé comme une conséquence de ce nouvel ordre moral établi par le colonisateur. Le colonisateur construit une image mythique du colonisé qui lui permet de légitimer sa situation privilégiée dans le contexte colonial. Cette figure du colonisé est marquée par des traits dégradants qui permettraient d’expliquer le pouvoir exercé par le colonisateur. Ainsi, les caractéristiques négatives attribuées au colonisé iront jusqu’à la déshumanisation de ce dernier. Bien que le portrait que le colonisateur propose soit révoltant, Memmi affirme que la situation coloniale oblige le colonisé à l’accepter, tout comme le colonisateur finit toujours par s’accepter : « ce portrait mythique et dégradant finit, dans une certaine mesure, par être accepté et vécu par le colonisé. Il gagne ainsi une certaine réalité et contribue au portrait réel du colonisé[9] ».
Le colonisé se voit ainsi exclu de la vie civique, étranger aux valeurs qui régissent la société coloniale. L’acceptation de l’oppression exercée par le colonisateur donne lieu à une néantisation du colonisé. Ce processus est marqué par ce que Memmi appelle l’amnésie culturelle, rejet inconscient du patrimoine culturel du colonisé. Ce phénomène est renforcé par les caractéristiques de l’école coloniale, qui abolit toute culture autre que celle de la métropole, ainsi que par la situation de diglossie. En abordant la question du déchirement linguistique, Memmi consacre quelques paragraphes au travail de l’écrivain. Ses propos ont souvent été considérés comme pessimistes, car ils annonceraient la mort de la littérature des écrivains colonisés. En ce sens, il est important de signaler que l’auteur annonce le décès de la littérature colonisée de langue européenne, comme il annonce aussi la fin de la colonie. Mais il ne s’agit en aucun cas de la fin de la littérature francophone. La production francophone du Maghreb a perdu ce caractère colonial et même post-colonial dans son évolution émancipée.
Les deux visages de Memmi
Le Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur présente un discours fortement engagé. Les procédés énonciatifs de l’auteur mettent en relief une volonté d’afficher une prise de position particulièrement marquée. Il serait difficile d’accepter la validité de ce discours sans tenir compte du contexte de production et de circulation : celui des indépendances des colonies françaises.
Albert Memmi n’hésite pas à montrer du doigt les mécanismes pervers qui ont permis l’établissement du système colonial français. Les portraits qu’il présente mettent en relief son rejet d’une telle situation et son identification avec la figure du colonisé. C’est peut-être pour cette raison qu’il décide de publier son texte sous le titre Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur, inversant ainsi l’ordre de son étude.
Pourtant, il est intéressant de reprendre les propos de l’auteur, dans sa Préface à l’édition de 1966. Bien que l’auteur se positionne du côté du colonisé et bien qu’il soit solidaire des souffrances qui lui ont été infligées, sa situation dans le monde colonial reste particulière. En tant que Tunisien vivant sous le pouvoir français, il peut être considéré comme colonisé. Mais en tant que membre de la communauté juive tunisienne, il appartient à un groupe intermédiaire qui bénéficie de certains privilèges concédés par le colonisateur. Cette double condition lui permet d’avoir une double approche du monde de la colonie. Il a une connaissance approfondie de la psychologie du colonisé ainsi que de celle du colonisateur.
Les portraits d’un malaise
Malgré la sévérité qui caractérise le discours de Memmi, cet auteur met en évidence le constant malaise que retrouve autant le colonisé que le colonisateur. Chaque situation vécue par ces groupes sociaux donne lieu à une souffrance intérieure. Ainsi, le colonisateur de bonne volonté, celui qui refuse les conditions de vie dans la société coloniale, ne se trouve pas coincé entre le bien et le mal mais plutôt entre le mal et le malaise produit par le sentiment d’impuissance. L’impossibilité d’agir pour transformer le monde colonial est à l’origine de ce mal-être qui le condamne au colonialisme.
Les causes du malaise chez le colonisé sont évidemment multiples et elles deviennent presque un déchirement culturel, psychologique et sociologique. Chaque domaine de son identité est atteint par l’oppression coloniale. Ce topos du malaise du colonisé ainsi que du colonisateur inscrit cet essai dans l’ensemble de l’œuvre de cet écrivain tunisien. Ainsi, les souffrances des personnages de La statue de sel[10] et d’Agar[11] retrouvent un écho dans cet essai. Mais à la différence de l’échec qui clôturait les œuvres précédentes, les Portraits de Memmi font appel à la révolte comme unique issue à la douleur coloniale.
[1] MEMMI, Albert. Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur, Paris, Editions Corréa, 1957.
[2] En ce sens, il est intéressant de noter que Gallimard publie actuellement cet essai de Memmi en format de livre de poche, dans la collection Folio actuel. Cette décision éditoriale montre bien que le texte de Memmi reste d’actualité.
[3] MEMMI, Albert. Portrait d’un juif, Paris, Gallimard, 1962.
[4] MEMMI, Albert. L’homme dominé, Paris, Gallimard, 1968.
[5] MEMMI, Albert. Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Paris, Gallimard, 2004.
[6] MEMMI, Albert. Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur, p. 35.
[7] Ibidem, p. 36. L’italique est de l’auteur. Il s’agit d’un procédé récurrent que Memmi utilise au moment d’énoncer certains principes centraux dans son discours.
[8] Ibidem, p. 67.
[9] Ibidem, p. 107.
[10] MEMMI, Albert. La statue de sel, Paris, Editions Corréa, 1953.
[11] MEMMI, Albert. Agar, Paris, Editions Corréa, 1955.
Je fais une étude sur cette œuvre de Memmi, je voudrai savoir le problématique de ce livre. Une aide sera le bienvenue Merci!