Un roman de l’éclosion
par Virginie Brinker
Contours du jour qui vient est le dernier roman d’une trilogie intitulée « Suite africaine » et a obtenu le prix Goncourt des Lycéens en 2006. Léonora Miano, auteure camerounaise née en 1973, y narre le long périple de la petite Musango, son « voyage au bout de la nuit ». L’enfant a en effet été torturée par sa mère, accusée par elle de tous les maux, y compris de sorcellerie, puis abandonnée, à l’âge de 9 ans, aux vices de la société du Mboasu, pays imaginaire d’Afrique équatoriale en guerre, où règnent cupidité et superstition.
Cette œuvre très riche évoque des thèmes qui trouveraient leur place dans nombre de nos dossiers déjà publiés, tels la place du religieux dans une société en crise, l’étroitesse du lien entre littérature et musique, ou encore le rapport entre la guerre (histoire collective) et l’histoire personnelle[1]. Nous centrerons volontairement ici notre intérêt sur la manière de dire l’enfance.
Un roman musical au service du lyrisme
L’œuvre est explicitement construite comme une composition musicale, entre le jazz et le blues, les quatre parties qui la structurent étant intitulées « prélude », « premier » et « deuxième mouvement(s) » et « coda ». Elles retracent le trajet initiatique de Musango, sa traversée de la nuit, de la douleur et de l’abandon, et son passage de l’ombre à la lumière qui point. Ces champs lexicaux sont omniprésents et rythment à leur manière le roman.
Mais au-delà des effets de structure, l’œuvre nous laisse entendre une voix, celle de Musango, qui s’exprime à la première personne dans un dialogue fantasmé avec sa mère. Cette voix intérieure se fait chant, laissant souvent s’épanouir de grands épanchements lyriques qui savent toucher le lecteur :
Le jour se lève et c’est toujours la nuit, puisque tu es encore là. Ma mère haineuse, ma mère assassine, ma mère inconsolable d’une souffrance qu’elle ne peut pas nommer. C’est la nuit dans mon esprit où tu prends toutes les formes du chagrin. Je veux marcher vers le fleuve et m’asseoir un moment sur ses berges. Peut-être que j’entendrai ce que disent ces autres enfants mal aimés, ces oubliés dont nul ne porte le deuil. Comment sommes-nous supposés leur survivre nous qui croyons si fort que les morts sont vivants ?[2]
La musicalité de l’écriture est tout à fait sensible dans cet extrait, rythmé par l’anaphore[3] initiale « Ma mère ». On peut aussi noter des effets d’assonances, et de variations sur les sons [e], [é] et [è] notamment, et l’image poétique de la nuit. L’œuvre se fait ainsi poème, et le poème expression du moi profond.
Or, « clamer » l’intime est fondamental en ces temps troublés, et c’est sans doute le seul moyen d’échapper à l’engloutissement : « Taire l’intime nous demande tant d’efforts qu’il n’est pas surprenant que nous soyons à présent à la fois fous et exsangues. La plupart d’entre nous[4] ». Tout le roman semble ainsi s’inscrire dans une dialectique du « je » et du « nous ».
Musango, allégorie de l’avenir du continent
La petite fille, abandonnée par sa mère, échoue d’abord dans une secte spécialisée dans la traite des femmes, véritables esclaves, y compris sexuelles, acceptant avec naïveté privation et rituels humiliants dans l’espoir de « faire l’Europe [5]» alors que ce sont les trottoirs parisiens ou madrilènes qui les attendent. Ces femmes, que Musango côtoie sans toutefois subir les mêmes traitements, vont lui servir de contrepoints, de même que la figure de la jeune prostituée (p. 139), celle des enfants soldats (p. 197), et celle des enfants des rues (p. 208). Pour les désigner, l’auteur utilise la métaphore de l’ombre, sans cesse associée aux champs lexicaux de la mort et de la guerre. C’est parce qu’elle ne veut pas subir leur sort que Musango parviendra à s’affirmer, grandir et s’échapper. C’est ainsi qu’au terme de son périple, Musango, « la paix » en langue douala du Cameroun, finira par trouver la sérénité, synonyme d’une nouvelle vie. D’où la symbolique du titre. A la fin du roman, le triptyque métaphorique –ombre, mort, guerre-, se trouve donc parfaitement inversé.
Par ailleurs, le motif de la guerre lui-même, thématisé dans le roman via la figure des enfants soldats[6] nous semble parfaitement symbolique. La guerre est avant tout déchirure intérieure et identitaire. Au début du roman, les apostrophes de Musango à sa mère sont violentes, gorgées de ressentiment et d’espoir déçu. Elles sont profondément polémiques au sens étymologique, conflictuelles, et le prénom allégorique de la mère (Ewenji, la « lutte » en douala) renforce cette idée. Mais une fois persuadée d’être quelqu’un et ayant retrouvé les fondements de son identité via l’asile chez sa grand-mère, les propos de Musango s’apaisent.
Enfin, la trajectoire de Musango, sa longue gestation jusqu’à une deuxième naissance, est résolument contre-tragique. La petite enfance du personnage ne laissait pourtant rien présager de bon, on l’accusait même d’être maudite. Une forme de fatalité, liée à une maladie des globules sanguins, semblait la condamner. Or, dès le « premier mouvement », intitulé « volition » le tragique se voit enrayé. La liberté l’emporte : « Ma fin serait de ne rien tenter, de me résigner à ne rien accomplir », peut-on lire à la page 75 ou encore « Cette colère est vaine. Je veux la jeter au loin comme un nègre marron se défait se ses chaînes » à la page 131. Il en va de même pour le continent qui ne saurait sombrer. Comme Musango, l’Afrique pourra éclore une fois son identité retrouvée. C’est la morale du conte, qui a pour sujet le passé colonial du continent, que sa grand-mère lui raconte à la page 235 : « Ce que vous devez faire pour épouser les contours du jour qui vient, c’est vous souvenir de ce que vous êtes, le célébrer et l’inscrire dans la durée ».
Naître, renaître, con-naître
L’éclosion, la renaissance, ne peuvent se faire sans la rencontre d’autrui (la « con-naissance », au sens étymologique de « naître avec »). Musango a longtemps considéré sa mère comme « la hachure permanente, le barreau à scier pour atteindre à la vie[7] », mais tout la pousse à sa rencontre. L’attente du lecteur est en permanence relancée par des expressions du type « Attends que je quitte ce trou noir pour te le dire en face » (p. 72), « Je te verrai sou peu » (p. 160)… Mais la rencontre fantasmée avec la mère (« Je te dirai je t’aime, maman[8] ») avorte, puisque sa mère tente une dernière fois de la tuer. Se substitue à cette con-naissance manquée celles avec la grand-mère, Mbambè et le jeune Mbalè. C’est en prenant symboliquement la main de Mbalè à la fin du roman, que Musango renaît à la vie et « étrein[t] puissamment les contours du jour qui vient[9] »
Musango rencontre par ailleurs plusieurs figures féminines et maternelles (Kwin, Ayané, Wensigané et même Kwédi), mais l’une d’entre elle, l’ancienne institutrice Mme Mulonga, incarne l’espoir, l’opiniâtreté, la liberté : « Si notre peuple peut produire des individualités assez audacieuses pour affronter ses errances et ses lâchetés, il lui reste une chance de prétendre à la grandeur[10] ». L’institutrice voue à l’instruction un véritable culte et l’on peut lire que « la langue française était sa religion[11] ». Cette remarque n’est pas anodine sous la plume d’une auteure francophone. Loin de l’afro-pessimisme, l’éclosion paraît permise. La re-naissance du continent semble possible et verra certainement le jour grâce à une relation apaisée au passé, en particulier colonial, et dans une rencontre renouvelée, une « con-naissance » avec l’Autre, via la langue et la littérature.
[1] Sur la place du religieux dans une société en crise, voir dans notre dossier sur le polar francophone l’article consacré à Ken Bugul et intitulé : « Chez Tartuffe, rue Félix Faure, il n’y a pas de crime, il y a un spectacle ». Voir également notre dossier intitulé « Littérature et Musique ». Sur le rapport entre histoires collective et personnelle via le motif de la guerre, on pourrait avec profit tisser nombre de liens entre l’œuvre de Léonora Miano et le film de Mohamat Saleh Haroun, Daratt (saison sèche) ; même si dans le film le rapport père-fils se substitue au rapport mère-fille évoqué dans le roman. Voir notre article sur le film.
[2] Léonora Miano, Contours du jour qui vient, Pocket « Jeunesse», 2008, p. 113 (Le roman a été publié pour la première fois chez Plon en 2006).
[3] L’anaphore consiste à répéter le même mot ou la même expression en début de phrase ou de proposition.
[4] Op. cit., p. 177.
[5] Ibid., p. 48-49: « Faire l’Europe (…) C’est comme ça qu’elles disent toutes, pour parler de ceux qui ont voyagé hors des frontières du continent. C’est comme si l’Occident était une grande guerre à laquelle ne survivaient que les plus méritants ».
[6] Ibid., p. 37 à 40.
[7] Ibid., p. 146.
[8] Ibid., p. 166.
[9] Ibid., p. 248.
[10] Ibid., p. 161.
[11] Ibid., p 153.
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