« Adriana Mater ou le renouveau de la tragédie »
par Sandrine Meslet
Amin Maalouf renouvelle l’expérience du livret d’opéra avec Adriana Mater, six ans après la parution, suivie de la représentation, de L’Amour de loin[1]. En cinq actes, Maalouf s’attache au destin d’une femme, Adriana Mater, dans une ville en guerre et décrit l’implacable cheminement de la vengeance et de l’humiliation. Ce fatum, auquel le personnage ne semble pouvoir échapper, nous ramène au schéma connue de la tragédie antique puis classique, au sein de laquelle le héros se plait à jouer avec le destin.
Car Adriana est avant tout une femme libre ne connaissant pas la peur, et pour la soumettre, Tsargo, le jeune homme timide devenu milicien, ne dispose que de la violence. L’insoumission d’Adriana permet d’embrayer la tragédie, elle nourrit le désir et l’avidité de Tsargo, mais elle lui offre aussi la possibilité de résister à la haine et de conserver son intégrité malgré l’affront subi. De ce viol découle un étrange fruit, dans un premier temps objet d’angoisse mais aussi d’espoir, qu’Adriana n’envisage qu’à travers son propre portrait. Il ne devra jamais porter le visage de son père, ni celui de la haine. Le monde onirique qui entoure l’opéra, dans lequel action et rêve semblent se mêler, mène les personnages vers l’accomplissement de leur destin. Mais l’écriture d’Amin Maalouf amène une réflexion plus large sur le sens de la maternité dans le corps et l’esprit de toute femme, le questionnement d’Adriana touche alors à l’universel :
Qui est cet être que je porte ?
Qui est cet être que je nourris ?
Pour me rassurer, je me dis parfois
Que toutes les femmes, depuis Eve,
Auraient pu se poser ces questions,
Ces mêmes questions :
Qui est cet être que je porte ?
Qui est cet être que je nourris ?[2]
De quelle fibre naît cet instinct maternel, peut-il réussir à s’épanouir dans la violence ? A quoi renonce Adriana pour accepter son fils ? Ces questions permettent au personnage de trouver sa voie et de défendre ses choix auprès de sa soeur, celui de garder son fils et de faire en sorte que la vengeance ne le détruise pas. Adriana inverse le schéma de la vengeance en acceptant de devenir mère, nous rappellerons ici le sens de mater signifiant mère en latin, et ce malgré les mises en garde de sa sœur qui voudrait la voir renoncer à cette maternité. Cette dernière voudrait la voir renouer avec l’honneur, mais ce sont deux conceptions de l’honneur qui s’affrontent sur scène. Pour Adriana, retrouver son honneur passe par l’acceptation de l’enfant, elle ne veut pas le rendre responsable du drame passé. L’enfant symbolise la réconciliation d’Adriana avec ses propres valeurs, le seul moyen d’accepter l’affront passe par cet enfant, cette vie en soi qu’il faut apprendre à aimer.
L’erreur d’Adriana est de vouloir tenir son fils à l’écart de ses origines et de la vérité, elle lui ment croyant ainsi le protéger. Ce choix aboutit à une impasse et elle n’échappe pas aux reproches de son fils :
Ne crois-tu pas qu’il encore plus lourd à porter,
Le mensonge ?[3]
Yonas souffre de ce qu’il lit dans les yeux des autres et dont il semble exclu, le secret de sa naissance empoisonne sa vie. Adriana admet son erreur mais elle suggère qu’il n’existait pas de bonne solution :
Je t’ai aimé comme j’ai pu, Yonas,
A toi de m’aimer
Autant que tu pourras[4]
Malgré le besoin d’accomplir sa vengeance et de sauver l’honneur de sa mère, Yonas ne parvient pas à tuer son père. Une force invisible le dépasse et l’empêche de devenir à son tour un homme sans honneur. La cécité de son père est avant tout la punition du destin, on pense ici à Œdipe, mais c’est aussi ce qui doit empêcher Yonas d’agir. Tsargo est devenu un être faible et sans défense, le tuer alors qu’il ne peut se défendre n’aurait pas de sens et serait un acte de lâcheté. A ce moment précis, Adriana Mater a vaincu puisque son fils est incapable de perpétrer le crime de son père.
La tragédie illustre une nouvelle fois les possibilités d’échapper à la spirale de la haine et de la vengeance par le biais du dépassement, la maternité évoque ici un devenir autre, une projection qui permet au personnage d’atteindre l’ataraxie. A l’inverse de Lucrèce Borgia, Adriana trouve dans le choix de la vie et de la maternité matière à accomplir sa vie.
[1] C’est de nouveau en compagnie de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho qu’Amin Maalouf se replomge dans l’univers de l’opéra (cf Article de Jessica Falot La fin’amor entre deux rives http://la-plume-francophone.over-blog.com/article-5490122.html)
[2] Adriana Mater p.55-56
[3] Ibid. p.63
[4] Ibid. p.65
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