Entre deux rives, entre deux cultures
par Jessica Falot
« Témoin de mon époque, de ma société, j’observe et j’écris, je regarde et je récrée ». Cette citation de l’écrivain francophone marocain, Tahar Ben Jelloun, reflète explicitement la démarche entreprise dans l’élaboration de son dernier roman, paru en 2006, Partir.
Une nouvelle fois, l’auteur s’empare d’un thème d’actualité lié à sa double culture, orientale et occidentale : l’immigration vers l’Europe de jeunes marocains, y compris les plus diplômés. Il en explique les raisons, les attentes et les dangers. Car tous les moyens sont bons pour ces jeunes afin de « quitter cette terre qui ne veut plus de ses enfants […] partir pour sauver sa peau même en risquant de la perdre » (p.23). Ainsi, Azel, le personnage principal, plutôt que de traverser le détroit de Gibraltar à la merci des passeurs corrompus, va suivre à Barcelone un riche espagnol homosexuel, Miguel, qui lui fournira le visa tant convoité. Mais à quel prix ?
Afin de traiter le plus justement de ce fait d’actualité, Tahar Ben Jelloun adopte une démarche que nous pouvons rapprocher de celle des écrivains réalistes français de la seconde moitié de XIXème siècle tels que Flaubert ou Balzac. Nous y retrouvons le même intérêt à se pencher sur des sujets modernes et sociaux en essayant de rester le plus fidèle à la réalité et en adoptant une posture de témoin objectif. Néanmoins, dans ce roman, le réalisme qui touche la thématique de l’exil laisse également une large place à la création littéraire, au subjectif des personnages ainsi qu’à l’imaginaire. L’auteur parvient alors à concilier, dans son œuvre, l’exactitude et le style, la vérité et la littérature, l’imitation et l’invention.
Le désir de partir : une réelle obsession
Il nous faut faire, avant tout, une nuance entre les notions de voyage et d’exil. En effet, le roman se situe plus près de la première notion que de la deuxième qui est définie comme « une expulsion de sa patrie avec défense d’y rentrer ». Ici, les personnages ne sont pas obligés physiquement de quitter leur pays, ce sont eux qui le désirent de manière obsessionnelle. Néanmoins, nous verrons au fil de l’étude que ce voyage se transformera en un exil intérieur encore plus douloureux que le réel.
Ce désir de départ rythme tout le début du récit. Nous le voyons à travers le verbe « partir » qui scande le texte et qui est également le titre de l’œuvre. Ce verbe a une signification plus forte que les verbes « exiler » ou « émigrer » car il exprime nettement le mouvement, la détermination et laisse imaginer un non-retour, « Parti pour ne pas revenir. Parti pour toujours. Parti pour mourir[1] ».
L’auteur met progressivement en place les différentes étapes du voyage vers l’Europe. Cette traversée est, dans un premier temps, imaginaire, fantasmée. Puis, à plusieurs reprises, les personnages, notamment Azel et sa petite voisine, Malika, se déconnectent de la réalité et de mettent à rêver de partir :
– Partir où ?
– Partir n’importe où, en face par exemple.
– En Espagne ?
– Oui, en Espagne […] j’y habite déjà en rêve[2].
Le plus étonnant est qu’aucun des personnages ne sait comment la vie se passe réellement là-bas, ils ne se basent que sur une « intuition » (p.43). L’auteur montre alors comment l’immigration est avant tout le lieu de l’imagination, de la croyance en un monde meilleur ailleurs qui ne repose pas sur des données concrètes et objectives.
Néanmoins, la situation de l’immigration est belle et bien réelle et Tahar Ben Jelloun souhaite que son récit soit fidèle à cette réalité. Pour cela, il utilise des indices spatio-temporels tel que la ville de Tanger, lieu historique de rencontres et d’échanges entre les deux rives de la Méditerranée, qui apparaît dès l’incipit pour poser clairement les balises du récit : « À Tanger, l’hiver, le café Hafa » (p.11). L’histoire, elle, se situe dans les années 90 au moment où le roi Hassan II décide d’assainir le Nord du pays où sévissent des trafiquants de drogue, des mafieux, des délinquants, (divers passages du livre sous-tendent explicitement cette situation alarmante qui pousse les plus jeunes à tenter de gagner l’Europe par tous les moyens) et se termine avec l’arrivée de Mohamed VI et l’espoir d’un avenir meilleur.
Toujours dans cette optique réaliste, le récit est chronologique et la description narrative à l’imparfait intervient souvent, par exemple en ce qui concerne le paysage et plus particulièrement la mer et les bateaux, figures récurrentes du récit. Notons que ces images maritimes s’inscrivent dans une tradition littéraire du récit de voyage notamment pour les écrivains maghrébins pour qui la mer est à la fois le lien et la déchirure avec l’Occident.
Si enfin Azel réussit à gagner l’Europe ce n’est que pour se rendre compte de son erreur. En effet, la réalité se révèle bien différente de ce qu’il avait cru, essentiellement à cause de ce qu’il a accepté de faire pour pouvoir partir. Un sentiment de solitude envers son pays s’empare alors de lui. Il entreprend d’ailleurs d’écrire une lettre à son pays dans laquelle il confie : « Me voici loin de toi et déjà quelque chose de toi me manque ; dans ma solitude je pense à toi » (p.77). Nous voyons, à ce moment du récit, que le personnage est en exil, non pas parce qu’on l’aurait expulsé de son pays mais parce qu’après avoir réussi à partir il ne lui est plus possible de revenir si ce n’est en héros : « Il était parti. Parti pour ne revenir qu’en prince, pas en déchet jeté par les Espagnols. » (p. 235). Cet exil intérieur est lié à une perte progressive de repères à la fois identitaires : « Je suis un Arabe qui ne s’aime pas » (p.178) et sexuels.
Mais l’auteur ne se contente pas de dresser un tableau déceptif de la réalité il cherche également à convaincre que partir n’est pas forcément la bonne solution. Pour cela, il introduit un personnage déjà présent dans plusieurs de ses œuvres : Moha[3].
Ce personnage, apparaît dans le récit de manière impromptue et intemporelle (il « sortit de son arbre, les cheveux hirsutes, la voix grave, l’œil vif et se précipita à Casabarata dans un café où se font les tractations entre les passeurs et clandestins » page 145) au détour d’un chapitre qui porte son nom. Nous retrouvons ici une figure importante de la culture maghrébine qui est celle du fou capable de voir, au-delà des apparences, la vérité et la sagesse. Dans le roman, il incarne cette conscience de l’échec. Son apparition donne lieu à une pause narrative et laisse place à une véritable réflexion, au style indirect libre, sur la réalité de l’immigration :
Ainsi vous voulez déguerpir, partir, quitter le pays, aller chez les Européens, mais ils ne vous attendent pas, ou plutôt ils vous attendent avec des chiens, des bergers allemands, des menottes et un coup de pied dans le derrière, vous croyez que là-bas il y du travail, du confort, de la beauté et de la grâce, mais mes pauvres amis, il y de la tristesse, de la solitude, de la grisaille, il y aussi de l’argent, mais pas pour ceux qui viennent sans être invités[4].
L’auteur semble vouloir dire que la seule solution est le retour au pays, afin de pouvoir « retrouver ses marques et ses limites » (p.194) comme s’il manquerait toujours à cette terre d’exil d’être la leur pour que la vie dont ils rêvent puisse enfin être réelle.
La question du retour ou la victoire de l’imaginaire
Contrairement à tout le récit que nous avons décrit comme étant réaliste, le chapitre final intitulé de manière injonctive : « Revenir », laisse place à l’imagination et le lecteur se retrouve soudain plongé dans une sorte de conte. En effet, presque tous les personnages se retrouvent à l’embarquement d’un « bateau magique » (p.260) en partance pour le pays natal mais « chacun est dans son monde » (p.261). La narration est intemporelle et l’espace semble infini comme le signale le capitaine : « je n’ai aucune idée du temps et encore moins de l’espace » (p.266). Parmi les personnages présents, certains nous sont inconnus (des immigrés parmi d’autres). On y retrouve aussi un arbre ou plutôt un homme dans un arbre qui s’avère être Moha. Ce dernier se fait interpellé par la Guardia Civil à sa montée à bord, n’ayant pas de papiers, mais lorsqu’il se secoue :
Des feuilles tombent de ses branches, ce sont des feuilles encore vertes, des cartes d’identité de plusieurs pays, des cartes de toutes les couleurs, des passeports, des papiers administratifs et quelques pages d’un livre écrit dans une langue inconnue. De ces pages des milliers de syllabes sortent soudain, volent en direction des yeux des agents et finissent par les aveugler. Puis les lettres forment ensemble une banderole sur laquelle on peut lire « la liberté est notre métier »[5].
Nous voyons à travers cet extrait à la fois la figure métaphorique de tous les immigrés qu’incarne Moha mais également la symbolique des mots qui eux seuls semblent ne pas avoir de frontières, de territoires. L’imaginaire prend entièrement le dessus sur le réel mais pour recréer une autre réalité. A travers cette fin l’auteur suggère que la vie est comme un roman et que le véritable passeur est peut-être l’écrivain, l’amoureux des mots, celui qui transforme l’expérience, le vécu en conscience et qui reconduit chaque homme au plus près de soi.
Si le dernier roman de Tahar Ben Jelloun peut se rattacher à une tradition réaliste, il reste néanmoins une création romanesque où l’imaginaire littéraire reste omniprésent afin de tendre à la démonstration d’une nouvelle réalité qui est propre à chacun, individuelle mais qui peut être perçue par tous. Cette conception explique sans doute le succès d’une telle œuvre sur le sujet de l’immigration, sa manière de dire la vérité sans pour autant n’être qu’une enquête de plus, sa capacité à expliquer la situation, non pas à travers un contenu mais plutôt à travers les contenants de cette histoire, ceux qui la vivent et la créent, les personnages de cette réalité.
Il nous paraît enfin intéressant, pour clore cette étude de souligner les problèmes de diffusion dans les pays arabes des œuvres de Tahar Ben Jelloun, problèmes qui les condamnent d’une certaine manière également à l’exil. En effet, ces livres sont d’abord traduits en arabe par l’éditeur marocain Toubkal, sous le regard de l’auteur mais ensuite ils sont piratés par des pseudo-éditeurs en Syrie et en Egypte qui remanient la traduction et suppriment les passages qui pourraient gêner la censure locale. Les œuvres arrivent alors sur le marché, dépossédées de leur essence même.
[1] Tahar Ben Jelloun, Partir, Gallimard, Paris, 2006, p. 237. Notons que c’est une des très rares fois où le verbe est conjugué et de ce fait l’emploi du passé simple exprime clairement un passé révolu et fataliste.
[2] Ibid., p. 98
[3] Cf. entre autres, le roman Moha le fou, Moha le sage, paru en 1978 aux éditions du Seuil.
[4] Tahar Ben Jelloun, Partir, op. Cit., p.146.
[5] Ibid., p. 266.
Discussion
Pas encore de commentaire.