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La Nuit, Williams Sassine

Williams Sassine, Le jeune homme de sable

Fable en trois actes

par Camille Bossuet

 

Un mal qui répand la terreur

Mal que le ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre

(…)[1]

La Fontaine

Durée de l’action : du lever au coucher du soleil, quatre fois. Dans la nuit s’amorce le récit, puis se ré-enroule sur lui-même. Le roman de Williams Sassine met en scène Oumarou, jeune-homme renvoyé du lycée pour avoir organisé une manifestation contre le pouvoir. Dans son errance intérieure, le héros désorienté cherche une possible ouverture pour échapper au cauchemar quotidien. La nuit habite le roman comme espace-temps. Rêves, limbes, folie ou voix intérieures : l’alternative au jour contient cet « autre monde », pérenne, fascinant, vital et inquiétant.

Le Lion

Vision hallucinée, le roman s’ouvre sur une scène où un « je », pantelant, se déplace de cases en cases, harcelé par un soleil lancinant et la présence renouvelée d’un œil unique, globe volatile et inquiétant. Contre la sécheresse, le Guide, surnommé « le Lion du désert », a préconisé la conquête du soleil. Le chapitre liminaire mêle le sang et les cris, la surenchère de violence et d’hémoglobine à la dérision pour tourner en ridicule les comportements humains : « si je manque à mes promesses, que mon corps se couvre de moutons, non, de boutons..  [2]»

Un « je » égaré est pris dans un flot d’événements dont le seul fil conducteur semble être la violence. Les images se succèdent avec la facilité « conductrice » du rêve : un simple mot peut faire rouage vers un autre détail de la scène de procès et de torture, perçue par la lueur de l’incendie. Le narrateur est bien dominé par une force extérieure : « quelqu’un », puis simplement « on » le manipule à travers l’espace. Le corps est vu sous un angle mécanique, réduit à des membres agissants : « une tête », « une main bandée de blanc », « un bras [qui] repousse », « de longs doigts glacés [qui] palpent»… Les corps des suppliciés, d’un tronc et d’une tête, peuvent se reconstituer. Le son, matérialisé, « bondit et rebondit » entre les murs et les tôles ; les hommes-lions rugissent, le prisonnier se cabre… Leitmotiv de ce tableau infernal, comme conscience retranchée du narrateur, une petite phrase se donne en écho : « L’école est juste derrière les grosses montagnes de cailloux ». Cette scène initiale se clôt par une bataille, des « hommes-à-crinière », partisans du guide, contre les persécutés, ou les morts, gouvernés par d’« inintelligibles voix qui jaillissent des entrailles de la terre ».

Jour. Un « Je », éveillé, s’identifie en « Oumarou », qui « se demand[e] combien d’heures le sépar[ent] du crépuscule » : C’est que tout le jour la ville est aux prises avec une lumière harassante, une sécheresse-pandémie qui brutalise hommes et bêtes. Le personnage déambule, pris de vertige dans l’atmosphère pesante. Se livre sa perception aiguë des mouvements du ciel, des chiens, des mendiants, d’un lézard sur le goudron chaud : « il s’arrêta à la porte, mal à l’aise. Le soleil semblait toujours à la même place, au milieu d’un lac de lumière ardente, bordé de flocons de nuages[3] ». Conscience en léthargie ou sorte de sur-conscience que celle de ce héros apathique, qui semble savoir par avance ce qu’il voit, ce qu’on lui dit? « que se passe-t-il ? demanda un policier. Il sut alors qu’il ne se passerait plus rien. » Une seule chose à faire : attendre la nuit.
 Le métronome des heures et des jours ne coïncide plus avec la conscience du personnage. A l’inverse, c’est le corps d’Oumarou qui est en prise directe avec le temps cosmique et sollicite le quotidien basculement du soleil : « Jusqu’au bout des nerfs, il éprouvait la lente descente du soleil derrière le lit du fleuve mort qui ceinturait la ville[4]. »

La nuit  est un havre de paix, la seule trêve possible dans un combat inégal et permanent contre le soleil. Le moment où, sa vigilance apaisée, on tentera de panser ses blessures, de se réconcilier avec les absents ou avec soi-même, au son mélancolique de la cora que gratte l’ancien employé du père. L’instrument a un véritable pouvoir prophylactique ; car la musique, associée à la nuit, peut redonner vie :

Lorsque qu’après avoir adressé leurs prières gonflées d’espérance dans toutes les mosquées, ses concitoyens ressortiraient un peu plus courbés, comme si leurs prières trop lourdes pour monter jusqu’au ciel les avaient attendus pour les accabler, ils prendraient la nuit à témoin de leur vaillance et de leur patience en la remplissant de sons de vielle, de bruits de calebasse et de claquements de main, musique immobile et plaintive à laquelle s’abandonnait toujours, jusqu’à l’embrasement matinal, tout son être, écrasé d’abord de résignation, puis parcouru de l’angoissante impuissance de connaître ou de donner le bonheur ; et, enfin, livré à la fureur de refaire le monde selon une image insaisissable[5].

            La même étoile ? « Comme chaque soir il se contenta de regarder au-dessus de lui l’immense paroi du ciel pointillée d’étoiles[6] ». L’étoile, que l’enfant essaie d’atteindre de sa fronde, peut-elle suivre l’homme en exil ? La langue française donne des noms aux étoiles, et certifie qu’elles sont les mêmes, au village ou à la ville, si petites soient-elles ; la langue chantée du vieux Bandia révèle les secrets de vie inconnus des livres.

En contraste pur, à la douceur et à la fraternité du clair de lune propice aux visions nostalgiques d’un pays lointain, vient s’opposer le jour guerrier. Le soleil personnifié conquiert la cité, nourrissant le jeu d’analogie entre la sécheresse, et le régime dictatorial. Le « Guide », animalisé, prend pour emblème le lion « ça parlait d’un lion qui…[7] ». Les éléments disposés se prêtent ainsi au jeu de l’apologue et rappellent la fable du bouc émissaire. Le Guide se donne du moins pour devoir de faire « respecter la fatalité et pourchasser partout le mal[8] », mais aussi de distinguer les honnêtes hommes des coupables : « les brebis galeuses, les élèves pervertis », que l’on « rencontre chaque jour parmi nos enfants, nos frères. » Au centre, « le jeune homme de sable » cherche une voie, par delà la ligne d’horizon. Il avance entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, sans attendre ni le soutien ni l’aide d’un Dieu. Seule une voix semble le révéler à lui-même : « Tu ne sais même pas qui tu es ; tu es un jeune-homme de sable : à chaque coup de vent, tu t’effrites un peu et tu te découvres autre[9] .»

Le soleil lancinant dévoile paradoxalement l’ombre d’une absence. L’homme, livré à lui-même, cherche des boucs émissaires, et condamne le récit à s’enrouler sur lui même. Les rêves prennent la nuit à témoin de leurs prémonitions. La première partie se clôt sur un nouveau jour.

Le mouton

La seconde reprend le fil d’un monologue intérieur. La fatigue guette le personnage : «Tout est maintenant plus long. Le soleil a dilaté les distances[11]. » Délire du jeune homme en dialogue imaginaire avec son ami emprisonné, un récit prend forme par l’adresse intérieure, porté par les vapeurs de l’alcool. Quel accord trouver avec un passé d’acceptation de l’ordre établi, patriarcal, injuste et violent ? L’éveil d’une « bête » intérieure vient qualifier « demain » de chant de prisonnier, et exiger le « tout tout de suite », scansion de la révolte.

Le jeune homme de sable met en scène un personnage en quête de lui-même, torturé par des contradictions. Cette « construction identitaire » se double d’un enjeu politique : le rejet du père, remplacé par un père symbolique, prend une dimension collective, et le destin d’Oumarou une valeur allégorique. L’alcool recrée un environnement rassurant, brumeux, ombragé, qui protège des agressions extérieures. Sous-jacente, l’entreprise francophone travaille à un déracinement intérieur : « A présent, parles-tu toujours ainsi ? demanda Tahirou. (…) Je ne sais pas si tu serais capable de composer dans notre langue des expressions aussi belles et aussi poétiques[13] ». Faudra-t-il choisir un camp, une langue, une culture ?

C’est la nuit. L’étoile filante est un mauvais présage pour le vieux Bandia, l’exilé, qui prend la nuit pour refuge et y cherche des signes. Pour le religieux d’Etat au contraire, la clairvoyance doit se faire par la lumière : « Plus près vous serez du soleil, plus vous serez purifiés. » Sous la « torche aveuglante et brûlante » d’Allah, il convient de « sortir des ombres de vos péchés et [d’ouvrir] vos cœurs dans sa lumière…[14] ».
Oumarou s’élance : « quelque part au fond de lui, il s’en alla pour essayer de retrouver une terre immense, éternelle et nue, où jouaient le vieux Bandia et Tahirou[15] ». Au sein du monologue intérieur, la narration peu à peu reprend les rythmes et les fêlures de la séquence liminaire. La perception du réel est altérée, ne saisissant que par bribe les corps en présence, déshumanisés : les doigts « soudés à deux manches grises, avalées au niveau des coudes par l’obscurité», et « Tout est plat et confus (…) comme un rêve[16]. »
Le récit du début du jour se fait dans l’économie rétrospective propre au roman, où la narration joue un effet de repli : les lacunes du récit se comblent peu à peu par une pensée à rebours des personnages. La focalisation interne, la neurasthénie des personnages aux pensées « différées » mettent alors l’action à distance.
Oumarou décide de se soumettre au dieu-soleil, comme voie possible de réconciliation :

Je sentais confusément […] que désormais je devais accomplir chacun de mes actes dans la lumière de ce nouveau dieu qui me tendait les bras.[17] […]

         De nouveau, « La nuit s’est installée dans le ciel[18]. » Sous la lune, Oumarou entreprend le bilan d’une vie de « personnage de roman, héros assumant, entre les brûlures d’un soleil implacable et le confort familial, toutes les vicissitudes d’un combat entre le bien et le mal[19] ». Dans une danse folle il entrevoit un futur, une mue vers la vie d’adulte. Mais la petite voix intérieure, bête ou araignée, excavation magique, lui interdit la réconciliation avec le passé, lui rappellant sa duplicité :

Un étranger, c’est quelqu’un qui dit toujours : demain je ferai ceci, demain je ferai cela, pendant que ses frères désespèrent ; c’est quelqu’un qui a la tête encombrée de connaissances qui l’empêchent de penser dans sa langue[20].

Le futur se referme alors, sur « la ligne emprisonnante de l’horizon[21]. » La langue du vieux Bandia, « responsable de la nuit », pourra s’atteler à traduire une « conscience du désert ». La langue laborieuse des livres ne décrit que la lune, imposant une « froide clarté au-dessus du désert nu et ridé, semblable à une mer figée[22]. »


[1] Jean de La Fontaine, Les Fables, Livre 7ème, « Les animaux malades de la peste »

[2] SASSINE Williams, Le Jeune homme de Sable, Présence africaine, 1979, p.20

[3] Ibid, p.48

[4] Ibid, p.51

[5] Ibid

[6] Ibid, p.71

[7] Ibid, p.38

[8] Ibid, p.83

[9] Ibid, p.208

[10] Ibid, p.87

[11] Ibid, p.92

[13] Ibid, p.122

[14] Ibid, p.141

[15] Ibid, p.144

[16] Ibid, p.170

[17] Ibid, p.175

[18] Ibid, p.181

[19] Ibid, p.189

[20] Ibid, p.207

[21] Ibid, p.210

[22] Ibid, p.218

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