Les Femmes au bain : une écriture du mélange et de la brume
Propos recueillis par Circé Krouch-Guilhem le 24 novembre 2006
Tout en ayant un lien avec vos œuvres antérieures, Les Femmes au bain[1] semblent toutefois s’en démarquer. Les thèmes de l’exil ou de la langue en sont presque absents, alors qu’ils caractérisent la plupart de vos précédents ouvrages. Mes Algéries en France[2], carnets de voyage, ou Je ne parle pas la langue de mon père[3] étaient très liés à votre parcours personnel. Dans Les Femmes au bain, vous semblez vous effacer et faites parler principalement une femme et un homme, sans noms, liés par l’amour qu’ils se portent, placés tous deux dans des espaces clos collectifs. Ils résistent à la société patriarcale traditionnelle et dénoncent l’intégrisme religieux.
Si ces thèmes vous mobilisent déjà depuis longtemps, il semble que vous employez une écriture « différente », pleine d’oralité et caractérisée par un flou, relatif, spatio-temporel pour les aborder.
LPF: Je voudrais limiter, car hélas il le faut, cet entretien aux relations entre écrit et oral dans Les Femmes au bain ainsi qu’à quelques questions quant au cadre spatio-temporel flou.
Leïla Sebbar : La fiction comme dans Fatima ou les Algériennes au square[4], dans Shérazade : 17 ans, brune, frisée, les yeux verts[5], dans J. H. cherche âme sœur[6], dans Le Silence des rives[7] traitent de sujets qui m’importent, mais il n’y a pas de liens directs entre les personnages et moi-même.
LPF : Peut-on parler de complémentarité, de mélange entre écrit et oral dans votre écriture, particulièrement celle de Les Femmes au bain, du fait notamment qu’il n’y ait pas de marquage typographique, formel distinguant ce qui appartient au discours et ce qui relève de la narration ?
Leïla Sebbar : Dans Parle mon fils parle à ta mère[8], on est aussi dans l’émotion de l’oralité, sans ces marquages matériels. Ce que j’écris n’est pas la langue orale quotidienne, banale, de celle qui peut apparaître dans les romans récents que l’on appelle les romans des jeunes des cités. On entend la voix de la langue, certes, mais d’une langue écrite : c’est là le paradoxe, c’est ce qu’on appelle la poétique du texte. C’est comme une langue intérieure. Ce que Céline disait à propos de sa manière d’écrire, c’est qu’il voulait faire passer l’émotion de la langue parlée dans le texte, à travers ce qu’il écrivait. On n’écrit jamais au fil de la plume. C’est un peu ce que je retrouve quand je lis des textes de Richard Millet, L’Amour des trois sœurs Piale[9], ou de Pierre Bergounioux Miette[10]. On retrouve chez eux, dans un autre espace, celui de la terre paysanne, ce travail d’une langue qui appartient à des voix particulières. Il y a aussi un espace frontière, un espace d’un monde à l’autre. Dans Les Femmes au bain, on est dans le passage d’un monde à l’autre, celui de la tradition à la modernité.
Cela me dérange qu’on fasse la différence dans des textes comme celui-ci entre oral et écrit. On produit du texte où l’oral c’est l’écrit et où l’écrit c’est aussi l’oral. Le mot « mélange » me gêne, on dirait plus « symbiose », ce sont deux choses qui se mêlent étroitement, on ne peut distinguer ce qui appartient à tel ou tel registre.
LPF : Peut-on interpréter cette symbiose entre écrit et oral comme un moyen de symboliser et de montrer la fécondation de l’un par l’autre ? Par conséquent, comme un moyen de symboliser les liens féconds entre ces modes d’expression majeurs de l’esprit humain ?
L.S. : Je ne me suis pas vraiment posé la question.
LPF : Cela relèverait-il de l’inconscient ?
L. S. : Oui, plutôt de l’inconscient que de l’intention, bien que je sache ce que je fais : je n’ai pas de muse qui me dicte ce que je dois écrire. Les femmes n’ont pas de muse, la muse est réservée aux hommes…
LPF : Comment envisagez-vous par conséquent votre fonction, votre statut d’écrivain par rapport à ces problématiques de l’écriture et de l’ « oraliture » ?
L. S. : Je veux faire entendre une voix, une voix qui marche du côté du désir, du plaisir et de l’amour. Une voix de liberté sans contrôle tribal, communautaire, patriarcal, c’est cela qui m’intéresse dans ce texte-là. Cela me faisait plaisir à travers ces voix, car il y a des voix différentes, de femmes, d’hommes aussi, de m’amuser avec les références littéraires d’un monde de l’Orient musulman en opposition parfois avec la représentation du corps des femmes dans la peinture occidentale. C’est un peu un jeu avec Shéhérazade, d’une part la sultane et d’autre part la jeune Shérazade de ma trilogie romanesque, sa relation particulière avec la peinture orientaliste et ce qu’elle cherche à représenter. Il y a dans ce texte aussi un certain nombre de clins d’œil à mes autres textes.
LPF : En effet, on perçoit un intratexte très fort dans Les femmes au bain.
L. S. : C’est un peu comme dans Mes Algéries en France, on peut lire ce texte comme autant de clés pour rentrer dans un certain nombre de textes que j’ai déjà écrits, ces allers-retours m’amusent.
LPF : On retrouve dans Les Femmes au bain Shérazade, Isabelle Eberhardt…
L. S. : Oui, on y retrouve aussi l’obsession de la mort en terre étrangère, évoquée déjà dans Mes Algéries en France, avec les harkis et les chibanis, dans Le Silence des rives. On a apparemment l’impression que les thèmes qui traversent mes livres ne sont pas là mais ils sont en fait toujours présents. L’exil est là : une partie des Femmes au bain, la scène des vendanges par exemple, se passe dans un pays occidental. La Bien-aimée fait référence à des tableaux qu’on ne peut voir qu’en Occident. Autre thème récurrent : beaucoup de femmes font référence aux livres des bibliothèques du père, au fait que le père leur permette l’accès au savoir. Et finalement les filles qui échappent à l’enfermement intellectuel, sentimental sont les filles de ces pères dans ce texte.
LPF : La critique littéraire, hier et encore aujourd’hui en partie, considère que l’écriture est marquée par le sexe de l’auteur, qu’il y a une écriture-femme marquée en particulier par l’oralité. Faire parler et écrire à la première personne la voix féminine de la Bien-aimée et la voix masculine de l’Etranger de Sang, en alternance, est-ce faire un pied de nez à cette conception dominante de la critique littéraire ?
L. S. : Je ne crois pas que l’écriture féminine, s’il y a une écriture-femme, se définisse par un « je » féminin. Un homme peut écrire à la première personne féminine, une femme peut écrire à la première personne masculine.
LPF : Êtes-vous d’accord pour dire que cette conception est bancale ?
L. S. : En tout cas, elle ne me convainc pas. Je n’ai pas de réponse définitive là-dessus. Je dirais que quand j’écris des nouvelles, je me sens davantage dans le masculin, dans la manière d’écrire et dans le fait d’écrire un texte bref qui souvent se situe du côté de la violence. Alors que quand j’écris un roman, je suis davantage, il me semble, dans la position ou dans l’attitude de ce que l’on pourrait appeler le féminin, j’écris dans une certaine lenteur, dans une tentation de psychologie. Il faut du temps au roman, un temps qui correspondrait au temps de la sexualité féminine. Mais comme je me méfie beaucoup du sentimentalisme et du psychologisme du roman pour les femmes, souvent écrit par des femmes, des sagas familiales, de ce qu’on appelle le roman d’amour, romans commerciaux, à succès, je me garde de ce que je sens comme appartenant au cliché du féminin. Attention, je ne parle pas des romancières anglaises de polar où il y a des morts à toutes les pages. Je parle de romans à succès pour les femmes, tel que peut l’être la saga familiale de Régine Desforges : voici un bon exemple de ce que l’on pourrait appeler un roman pour lectrices de la presse féminine, on pourrait en citer beaucoup d’autres.
Je ne pense toutefois pas qu’on écrive avec du neutre : on écrit sexuellement, le geste est sexué, avec des équivoques, des ambiguïtés, des ambivalences. Quand on lit Hemingway on ne se trompe pas sur le sexe du romancier, quand on lit Céline on ne peut pas se tromper non plus.
LPF : On dit également la même chose de Colette…
L. S. : J’ai beaucoup aimé Colette car elle avait cette sensibilité très féminine, elle est du côté du féminin sans le représenter comme un féminin mièvre et trop sentimental.
LPF : Pourquoi mêler entre elles des histoires individuelles de tous lieux du Maghreb et du Machrek et de toutes époques et les ancrer dans un cadre spatio-temporel flou ?
L. S. : Je n’avais pas besoin de localiser et de donner des noms géographiques en particulier. Autant dans Mes Algéries en France et dans Journal de mes Algéries en France[11], tout est très localisé avec des noms géographiques qui me font plaisir. Autant là, il me plaisait que ce soit dans la brume du bain et que quiconque puisse s’identifier à ce paysage-là, à ces paysages, à ces femmes, à leurs rêveries, à leurs colères.
LPF : Était-ce pour montrer la portée universelle de ces histoires ?
L. S. : On peut écrire une histoire très locale et très localisée qui tend à l’universalité. Ce n’est pas parce que l’on se trouve dans dix pays à la fois qu’on est universel. Quand on lit certains textes très ancrés dans un milieu local, prenons l’exemple de À la Recherche du temps perdu, on est au Faubourg Saint Germain, à Illiers Combray et à Balbec. Ce sont trois espaces très typés et pourtant on ne peut pas dire que Proust soit un écrivain régionaliste.
Pour ma part, je n’ai pas d’intention universaliste ou universalisante. Je parle toujours de rencontres qui ne devraient pas avoir lieu et qui ont lieu.
LPF : Le fait que des Algériennes reprennent des histoires qui viennent d’Orient et qui s’appliquent à leurs histoires ne vise-t-il pas à montrer une communauté de sentiments au-delà des frontières ?
L. S. : C’est parce que celles qui parlent, en dehors de la vieille négresse qui n’appartient pas au même univers culturel, ont cette culture-là. Ce sont des filles du père et des filles du livre qui ont ces références : ce sont des « Shéhérazades » d’une certaine manière, modernes. C’est un peu une fable ce texte.
LPF : Une fable d’accord, mais tout de même ancrée dans un contexte violent, celui de l’intégrisme et de la société patriarcale ?
L. S. : Oui, mais je ne fais pas un discours contre l’intégrisme ni contre le patriarcat, ils sont mis en question dans la fiction par les voix des femmes qui se parlent.
LPF : Dans Les Femmes au bain, les repères spatio-temporels se dévoilent au fur et à mesure que les femmes se voilent…
L. S. : Je n’ai pas remarqué.
LPF : Encore un effet de l’inconscient ?
L. S. : J’espère bien, si l’on pouvait tout expliquer, tout rationaliser tout le temps, ce serait ennuyeux. Les Femmes au bain, ce sont les femmes entre elles, ensemble, qu’elles soient en Orient ou en Occident, elles parlent des mêmes choses…
[1] Les Femmes au bain, Bleu autour, 2006, 88 p.
[2] Mes Algéries en France, Bleu autour, 2004, 238 p.
[3] Je ne parle pas la langue de mon père, Julliard, 2003, 124 p.
[4] Fatima ou les Algériennes au square, Stock, 1981, 233 p.
[5] Shérazade : 17 ans, brune, frisée, les yeux verts, Stock, 1982, 268 p.
[6] J. H. cherche âme sœur, Stock, 1987, 214 p.
[7] Le Silence des rives, Stock, 1993, 143 p.
[8] Parle mon fils, parle à ta mère, Stock, 1984, 83 p.
[9] Richard Millet, L’Amour des trois sœurs Piale, POL, 1997, 316 p.
[10] Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, 1994, 166 p.
[11] Journal de Mes Algéries en France, Bleu autour, 2005, 146 p.
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