Plaisir et conscience d’écrire
Par Ali Chibani
La publication du Capitaine Fracasse par Théophile Gautier a été suivie d’une vive polémique. Le roman attendu pendant tant d’années est finalement traversé par de longues descriptions dont le lecteur ne voyait pas l’intérêt. Pourtant, c’est dans ces descriptions que se ressent vivement le plaisir qu’a l’écrivain d’écrire. Longues ou courtes phrases, multipliant les prouesses stylistiques, ornées d’un vocabulaire très recherché, ces longues descriptions n’en sont pas moins une belle porte d’entrée dans la psychologie et la destinée des personnages.
C’est là ce qui nous vient à l’esprit quand on découvre Mokhtar et le Figuier d’Abdelkader Djemaï[1]. À la lecture de cette œuvre publiée il y a peu, nous voyons l’auteur passionné travaillant l’ouvrage sur lequel il se penche dans le même temps qu’il se penche sur sa propre histoire. Dans ce roman autobiographique, l’auteur partage son enfance et fait revivre les personnes qui l’ont fait grandir[2]. Choix éminemment sensé : l’auteur opte pour un narrateur omniscient comme si cet enfant qu’il connait si bien et dont il parle à la troisième personne était désormais un autre. Est-ce pour s’en rapprocher ou pour s’en libérer que Djemaï nous narre son histoire ?
L’arbre de la fondation

Le thème de la fondation est aussi essentiel que celui de la transmission. Comme la poésie de Jean Amrouche regardant vers l’amont et vers l’aval du temps ancestral, Mokhtar et le figuier se construit autour d’un arbre fruitier légué par les ancêtres aux générations futures dans une culture où il est du droit de chacun.e de trouver un arbre qui le nourrisse et de son devoir d’en planter un autre pour ses descendants.
On comprend dès lors que le figuier, au pied duquel le patriarche fait sa sieste, attire comme le totem vers quoi on revient toujours. Enraciné dans un lieu culturel et géographique, il est, pour l’auteur, le lieu de la rencontre avec soi et avec les ancêtres. Le figuier est aussi le lieu de l’éclosion de l’imaginaire de l’enfant émerveillé par la force intemporelle de l’arbre qui, pourtant, réveille ses phobies archaïques.
Avec les yeux encore vierges et étonnés de la petite enfance, Mokhtar vit d’abord le tronc, tellement plus haut et plus vieux que lui. Il était aussi plus robuste que son grand-père et n’avait pas besoin de s’appuyer sur un bâton en bois d’olivier. […] le figuier lui paraissait peuplé de mystères et de secrets. De dangers aussi, lorsqu’il aperçut une grosse araignée noire entre deux feuilles luisantes qui avaient la forme de mains bien découpées. (p. 15-17).
Mokhtar découvre le figuier ancestral avec l’aide de sa tante Aïchouche qui l’y conduit quand il habite au douar des Ouled-Ahmed. Mais la pauvreté du village sous la colonisation ne laisse guère le choix au père de Mokhtar. Moussa, comme d’autres avant lui, migre pour se rapprocher de la ville d’Oran. La séparation d’avec le figuier, au pied duquel sont enterrés les placentas des belles-filles et les prépuces des fils circoncis, est, pour l’enfant, aussi forte symboliquement que la rupture du lien ombilical.
Dans son nouvel environnement, Mokhtar est initié à la vie, découvre la violence et les inégalités coloniales, saisit la portée et le sens du combat de son peuple pour son indépendance… Contrairement au jeune héros dans les traditions littéraires, aucune donnée n’est naturellement acquise à Mokhtar. On assiste au fil de la lecture à l’éclosion de sa conscience. Cela se ressent particulièrement dans son passage du stade d’observateur au stade d’interprète critique.
La découverte du livre
L’événement qui devient central et fondateur dans la vie de Mokhtar, c’est la découverte du livre. Celui-ci happe son attention pour toujours et sa vie consistera à cultiver cette passion. La formation de l’écrivain est sous-jacente à celle du lecteur qui se montre plus attentif aux couleurs, aux odeurs, aux bruits que Djemaï restitue à la manière d’Apollinaire qui, par cette sensibilité, dit et rend présent un passé qu’il n’oublie pas : « Arrimé solidement au voile de sa mère, au milieu des couffins, des odeurs d’épices, des cris aigus des marchands, des voix plaintives des nombreux mendiants et des enfants dépenaillés, Mokhtar avançait entre les étalages et les images scintillantes des poissons qui venaient ce matin-là de se faufiler dans sa mémoire d’enfant » (p. 47-48). Plus loin, on lit : « Les jours passèrent et, peu à peu, Mokhtar s’habituait à son nouvel univers. Il était fait de bruits, de couleurs comme celles des robes et des foulards, de sons et surtout de voix qui, comme les hirondelles dans le ciel de la plaine, virevoltaient, se frôlaient, se croisaient et rebondissaient entre les murs d’enceinte et l’intérieur des pièces. » (p. 59)
Si les passages décrivant la magie de la rencontre de l’enfant avec le livre ne sont pas sans nous rappeler Tahar Djaout décrivant avec le même émerveillement cette aventure dans ses romans, on pense surtout à la célèbre chute du Polygone étoilé de Kateb Yacine :
Jamais je n’ai cessé, même aux jours de succès près de l’institutrice, de ressentir au fond de moi cette seconde rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rapprochait plus l’écolier de sa mère que pour les arracher, chaque fois un peu plus, au murmure du sang, aux frémissements réprobateurs d’une langue bannie, secrètement, d’un même accord, aussitôt brisé que conclu… Ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables – et pourtant aliénés ! (Le polygone étoilé, éd. Seuil, 1966, p. 181)
Néanmoins, dans Mokhtar et le figuier, la relation qui se noue entre celui qui est « le premier de sa lignée à franchir le portail d’une école » (p. 65) et sa mère, à la découverte du monde du livre et de l’écriture, est différente. Le livre ne sépare pas l’auteur d’avec sa mère. Il l’en éloigne à coup sûr. Cependant, une nouvelle relation intime et tendre se crée entre eux. Le fils apprend à sa mère comment écrire son nom. Faut-il donner à cet événement qui oriente l’acte de l’écriture vers la quête et la révélation de soi une portée symbolique ?
Cette interprétation si elle était acceptée pourrait aussi éclairer d’un nouveau sens le parcours initiatique de Mokhtar. Au lieu que l’accès au monde du livre et de l’écriture soit un événement qui éloigne Mokhtar de sa généalogie, il deviendrait un acte qui le fait rentrer dans l’ordre ancestral et sa vision anthropologique qui envisage, dès sa réception, l’héritage comme un don futur, perpétuant la mémoire ancestrale. Tel serait le sens du pacte passé, dans un des moments forts du roman, avec la mère, « celui d’ajouter d’autres mots, d’autres phrases, d’autres lettres aux huit qu’elle avait lentement tracés sur la paume de sa main droite » (p. 126) :
Le temps avait passé et Mokhtar était rentré dans l’adolescence. Il se promit de raconter plus tard, le monde des siens dans lequel il n’avait pas fini de grandir. Il n’oublierait pas non plus d’évoquer les gens du haouch. Jamais il n’avait entendu ses parents, qui s’aimaient en silence, dire du mal d’eux. (p. 125)
Il apparaît alors que l’écriture d’Abdelkader Djemaï, à travers son ancrage dans la ville d’Oran, l’évocation des siens, l’éloge de la vie des simples gens, est un acte de fidélité et de reconnaissance adressé au père et à la mère dont il perpétue, à travers sa production littéraire, les valeurs.
[1] Abdelkader Djemaï, Mokhtar et le figuier, Paris, éd. Le Pommier, 2022.
[2] Abdelkader Djemaï a déjà évoqué certains de ces souvenirs dans un entretien qu’il nous a accordés.
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