Les pierres de Salah Oudahar, signes du temps vécu
Par Ali Chibani
Les Témoins du temps & autres traces1, de Salah Oudahar, est un recueil où alternent poèmes en vers et soliloques en prose. Le directeur du festival Strasbourg-Méditerranée part à la rencontre réelle ou rêvée des pierres de son histoire, celle qui commence à Tigzirt, en Kabylie maritime et qui continue à Strasbourg.
À travers ce recueil, Salah Oudahar interroge sa propre absence et sa propre présence dans le temps passé et présent et dans l’espace de l’ici et de l’ailleurs. C’est la raison pour laquelle se multiplient les phrases interrogatives : « Le Nord qui l’attendait de nouveau, lui ouvrant grands les bras./ De fer, de pierre./ Pour toujours./ Pour toujours ? » Pour répondre à ses questions, le poète trouve en la pierre l’élément intercesseur. Ce faisant, il s’inscrit dans une longue histoire de la poésie minéraliste, notamment celle du XIXe siècle qui remplaça l’astre par la pierre, la religion par l’évocation d’éléments, non plus célestes, mais terrestres. C’est ce qu’illustre le poème intitulé significativement « Le parti » :

J’ai pris le parti
De la muraille et du feu
Du givre et de la brume
Des plantes asphyxiées
Des bêtes exilées du siècle en cours
[…]
Hier
À l’heure où le soleil
Remuait le bitume
Une étoile s’écrase
Contre un mur
On est ici plus proche de l’histoire littéraire occidentale que de l’histoire littéraire francophone algérienne qui fait de l’évocation des éléments minéraux les symboles d’un retour à un paganisme antémonothéiste comme cela se dégage de ce vers de Tahar Djaout, autre poète issu de la Kabylie maritime : « le soleil diffus à travers la pierre » (Solstice Barbelé, « L’agonie du figuier ».)
La pierre, dans la poésie d’Oudahar, est un lieu ou fusionne le Moi présent avec le Moi passé, le Moi avec autrui… Pour cela, la pierre est celle de la ruine, trace ou signe lisible qui raconte ce qui de soi a cessé d’être. La ruine en perpétue le récit qu’elle offre à qui sait la lire. Devant ces pierres, le Moi se divise en « je » récitant et en « tu » qui a vécu : « Je leur ai longuement parlé de toi/ Comme on parle aux morts. » Cela rend la source de la parole incertaine. Est-ce le poète qui lit ce que lui disent les pierres ou les pierres qui répercutent le son de sa voix ? Ce qui est certain est que les deux ont été façonnés par l’histoire de l’Algérie et de l’immigration en France.
Parce qu’il est « impossible » à « la pierre [de] se soustraire aux lois de la pesanteur » (Lautréamont, Les Chants de Maldoror), elle porte la trace des dominations multiples (romaines, vandales, arabes, turques, françaises) et des souffrances qui les accompagnent, la guerre d’indépendance et la Décennie noire, autant de souffrances qui provoquent les mêmes réponses dans ce qui devient une sorte de mécanique inévitable : « Puis de nouveau la guerre/ L’exil/ Le retour des vents/ Les débris éparpillés de la langue/ Sur le seuil des imaginaires sans demeure ».
Au-delà de l’inscription de ce recueil dans l’histoire de la littérature minéraliste, « la pierre » ancre le poème dans l’histoire familiale du poète dont le père était tailleur de pierres. On imagine assez cet homme faisant retentir ses outils sur les pierres pendant le travail de taille. Dans le poème, la pierre de Salah Oudahar, c’est la langue. Les mots se bousculent comme des pierres grâce aux multiples figures de répétition, notamment les allitérations, qui créent un rythme si puissant que l’on entend la voix de l’auteur pendant la lecture : « Des mots/ Toujours des mots/ Traces inamovibles/ Sur les béances du temps… ».
L’histoire familiale, c’est aussi l’évocation du frère, tué par l’armée coloniale, du fils prénommé Frantz en hommage à Fanon… C’est ainsi que les visages viennent faire le même travail de symbolisation que les pierres dans Les Témoins du temps, celui de « visages lieux » qui sont autant de « mémoire[s] des lieux ».
La pierre est aussi l’élément qui échappe à « l’œil aveugle du temps » et défie le « silence immémorial » du Cap Tédlès à Tigzirt. Elle est comme ce « minuscule grain de sable/ Qui revient de loin/ Qui a survécu au temps » et qui vient « gripper la machine du silence ». La pierre est ainsi l’incarnation du miracle de la parole et de la langue qui se transmettent de génération en génération, en même temps que se transmet la mémoire d’un peuple : « J’interromps le récit de l’improbable rencontre/ D’autres viendront après moi/ Et le reprendront. »
Malgré ce voyage dans le temps, la pierre reste fidèle à elle-même et à ceux qui ont été à son contact : « La pierre/ Telle qu’en elle-même/ Insouciante/ Gardienne des lieux/ Témoin du temps. » « Pierre sans chagrin » qui pense tout ce qui ne la pense pas d’après Henry Bauchau2, l’absence de conscience de soi est ce qui fait la force fascinante de la pierre. C’est aussi ce qui autorise le poète à projeter sur elle ses rêves et ses peurs comme l’illustre cette épigraphie tirée de L’âge cassant de René Char : « Qui oserait dire que ce que nous avons détruit valait cent fois mieux que ce que nous avions rêvé et transfiguré sans relâche en murmurant aux ruines ? » Mis dans la situation de l’auteur face à ses pierres, le lecteur est invité à donner un sens aux photos qui accompagnent les textes du recueil.
Parce que la pierre est trace qui nomme, elle peut être synonyme de jugement. Aussi le poète veut-il s’en libérer et traverser le temps sans se soucier de la trace qu’il pourrait laisser, du nom qu’on lui ferait : « Traverser le temps/ Sans souci de la trace ». Dès lors, la pierre disparaît. Émergent du poème des éléments minéraux comme le jasmin, le basilic… et des lieux comme la mer… qui sont autant de chronotopes évocateurs de la rencontre : rencontre amoureuse, rencontre entre peuples… Plusieurs thèmes traités dans des poèmes en vers donnent aussi lieu à une réflexion en prose dans des textes qui semblent être des soliloques éclairant le poète sur sa démarche poétique et sur son histoire personnelle.
1 Éditions À plus d’un titre, 2021.
2 Lire notre article « Loin de Dieu, le poème exalté ».
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