L’effort de deuil et de trace dans l’œuvre d’Idir
Par Salah Améziane*
Donne-moi la flûte et chante
Car le chant est le secret de l’existence
Et le sanglot de la flûte survivra
Quand aura péri l’existence
Gibran Khalil Gibran
En un demi-siècle de création continue, Idir a creusé un sillage issu d’un certain ‟deuil créatif”. Né d’un sentiment de perte et de dépossession, ce deuil nourrit intérieurement son œuvre. Car chez Idir, la mort – qu’elle soit effacement, disparition, absence, exil, éloignement – seconde l’univers chanté comme une présence imminente. Ce ‟deuil sublimé” – à la fois douleur et consolation – irrigue son travail poétique resté harmonieux et constant, et s’évertue à transformer ce qui s’efface en trace. Car au-delà de sa douceur et son charme personnels, Idir chante depuis le deuil de toute culture minorée tiraillée par les forces de l’acculturation et de l’effacement. Or chanter le deuil, c’est déjà l’atténuer. L’art est justement ce qui résiste au temps, ce qui donne à la durée une orientation.
Une singularité de sens ou ‟Sser n-ddunit”
Surgi en cette décennie 70, dans un contexte post-68 marqué par une aspiration humaniste, Idir répand de sa voix un univers gorgé d’une ‟humanité inaliénable”. Il transmet alors dans ses berceuses et ballades un ‟art poétique” puisé d’un fond de textes d’une authenticité brute ciselée jusqu’à l’épure, habillé d’un souffle mélodieux ancré. Il perpétue ainsi une ‟singularité de sens”, une part d’affectivité intraduisible qui se vit comme expérience intégrale, à la fois unique et partagée. L’art d’Idir se vit comme un prolongement actualisé d’« un émerveillement très ancien », pour reprendre le mot de Mouloud Mammeri.
Idir est l’enfant d’un basculement culturel qui l’installe jeune dans une forme de précarité et d’orphelinat culturels ; il a connu le cheminement des enfants issus des minorités. Ayant vécu la “nuit coloniale” et subi les “errances nationalistes”, il chante depuis ce lieu de “double fracture” qu’il a su transformé par la force de la chanson en moments de liaison entre le temps et les générations (Cfiɣ /Je me souviens, 1976) :
Cfiɣ amzun d iḍelli
mi d-yewweḍ wejrad tara
ccerq lɣerb yeṭṭeggir
adrum ur yezmir ara
Je me remémore comme si c’était hier :
La razzia[1] s’abattait sur nos bouts de terre
Envahis, dépouillés, sans défense
Réduits à l’impuissance
Il a su convertir la coupure en chance. Car bien qu’endeuillée, sa chanson est une chance, une ‟survivance” (d’où son nom d’artiste) :
Nek terriḍ-iyi ɣer dduḥ
A yemma ur ṭṭiseɣ ara
Cfiɣ tmutelḍ-iyi
Ɣer tzurin n wefrara
Tenniḍ-iyi asmi d-luleɣ
Iɛdawen ur ɣ-bɣin ara
Yis-i tferḥeḍ mi meqqreɣ
Tuɣ-am teftilt di lḥara
Oh, mère ! tu avais beau me consoler
La paix m’était déjà volée
Je logeais dans ton regard attristé
Comme un fruit trop guetté
Je recevais dès ma périlleuse naissance
L’imminence des adversités
Arrivé comme une fine fulgurance
Éclairer notre foyer dispersé
Elle est vœu de sauvegarde, de transmission, couvée dans nombreuses berceuses comme une “promesse intergénérationnelle”.
« Membre de chaque famille » selon Pierre Bourdieu, Idir investit à juste titre par ses refrains cette espace de l’intimité familiale, l’espace de la transmission orale par excellence, foyer du retranchement par défaut. D’où le motif familial fort présent dans son œuvre, souvent qualifiée de “propre” parce qu’elle porte une part d’énigme (effet poético-sémantique) autant qu’elle célèbre l’asefru. Idir habille le deuil partagé par une communauté confrontée au phénomène de l’éloignement culturel.
Au cœur de l’expérience musicale d’Idir se découvre « le “pouvoir affectif” de la voix. Sa voix nous ré-installe dans une “proximité vivante” ; elle nous renvoie à la “source maternelle”… », (Jacques Derrida), une “énergie originelle”. Dans son œuvre de levée et partage de la valeur affective se recouvre une part d’“inventivité féminine” précieuse à la tradition (Ssendu/Voie lactée, 1976 ; Siɣ tafat/Plaisir d’Amour, 2013, Tayemmatt/Naissance du monde, 2013). Idir puise dans cette “fécondité nourricière” une certaine pureté – lumière – consubstantielle au besoin d’ancrage et de resourcement.
Perpétuer et sublimer l’écho
Enfant du XXème siècle, conscient des écueils et des périls qui pèsent sur les cultures minoritaires (Isaltiyen/Kabylie-Bretagne, 1993 ; Twareg/Les Touaregs, 1993 ; Acawi/Chaoui, 1979), Idir chante depuis un “constat de perte” et avec un “sentiment de perte”. Cette perception provoque un deuil, un deuil qui impose sa temporalité – celle d’une “urgence qui perdure” (Muqleɣ/J’ai contemplé, 1976).
Mazal-aneɣ a nmuqel
A nnadi w a nesteqsi
Ulac tardast ar nezgel
A nsiɣ tafat ma texsi
Et notre réveil cheminera toujours loin
Quêtant le soleil, l’idéal tant aimé
On sondera le moindre recoin
On maintiendra la lumière allumée
Dans cette perspective, toute l’œuvre d’Idir se dresse comme une sépulture, elle fait du peu de mémoire une source, elle donne aux réminiscences une consistance. De la sorte, elle trace dans le temps et l’espace des voies.
Peuplée de toutes les voix disparues, la voix d’Idir les prolonge à l’infini, en écho (l’écho que seconde et prolonge le souffle de sa flûte). Au-delà de la valeur purement esthétique et de la fibre fortement évocatrice contenues dans les poèmes chantés, la voix assure l’attache affective entre l’autrefois et le présent, entre la longue durée et l’immédiateté, entre l’essentiel et l’événementiel. Idir tente de vivifier un “monde englouti” et atteint ainsi une “force atemporelle” comme dans At zik/Poème écologique, 1993 :
Tikwal sselleɣ-as i waḍu
Yettawi-d ṣṣut-nsen
Yeqqar-i-d anda ttilin
Atnan deg udrar ɛussen
S wallen i d-nudan tamurt
S uḍar ur tt-id-ɛfisen
Le zéphir ressuscite nos absents parfois
Réveille leur souvenir, réchauffe leurs voix
Dévoilant leurs hauts abris secrets
Sur les crêtes, les monts, les sommets
Du regard, ils foulent encore la province
Protecteurs invisibles, présence céleste
Il s’expérimente dans les chants d’Idir une forme d’élévation naissant d’une nostalgie agissante, d’où une poésie où la part du symbole demeure aussi forte que le poids des références, une poésie où la part du mythe – bien que voilé – atteint la force de la croyance (Siɣ tafat/Plaisir d’Amour, 2012) :
Ayen i yi-d-tḥekku yemma
Amzun d ayen iḍran yid-i
Teḥka ɣef udfel yenɣa-yi usemmiḍ
Siɣ tafat a nwali
Les fabuleuses légendes maternelles
Épousaient le rêve, enlaçaient le réel
Évoquant la neige, le froid survenait
Et la flamme vint nous éclairer.
Comme un rappel affligé – un anza[2] – Idir surgit avec les “bonnes chansons” au “bon moment”, à une époque déjà taraudée par la mondialisation, une époque où l’hégémonie culturelle et la standardisation artistique se dressent comme une barrière immédiate, une inévitable réalité. Il chante depuis une culture malmenée, une filiation brimée. Il chante depuis ce qu’il présentait comme une ‟goûte de culture”, car né au cœur d’un siècle qui pousse les minoritaires, les damnées, à l’exil et à la dispersion. Et l’exil – comme tout éloignement spatial ou culturel – est deuil. Voix endeuillée, Idir surgit de cette humanité qui s’éclipse, évincée, brutalisée par l’uniformisation mondialisée.
Le pouvoir de la trace et la part du mystère
Car même évincée, une tradition culturelle continue d’exercer son autorité, bien que de manière parfois inconsciente sur les esprits de ses héritiers. Cet évincement culturel est vécu comme une dépossession, particulièrement quand le sujet est issu d’une culture de tradition orale. Si le deuil recouvre donc la chanson d’Idir, c’est que celle-ci touche à la “fin d’un monde”, à la fin d’une tradition ; elle touche au terme de quelques chose d’irremplaçable qui serait à jamais perdu, elle touche à ce que Mhamed Issiakhem nomme la « Berbérie inachevée ». Écouter Idir, c’est souvent éprouver intérieurement ce deuil – ou “impossible deuil” – qui conduit habilement l’effort anamnestique déployé dans de nombreux textes interprétés, et que nous sommes nombreux à associer à son univers.
Car au-delà de son statut d’auteur-interprète, Idir incarne également une figure de “relais culturel” qui, pour dépasser une situation de crise – persistante, convoque et réveille la voix du “refuge immémorial” – du moins ce qu’il en reste – comme on anime un “foyer émotionnel”. Il s’agit de cultiver le deuil à défaut de l’évacuer, de l’atténuer à défaut de l’annuler. Ainsi l’espace d’une chanson, la durée d’une interprétation notamment sur scène – où le corps est tout la fois chant et verbe, rythme et mémoire – Idir déborde largement le plaisir musical et mélodieux ; il atteint une sphère où la chanson est veillée et élévation (Ajeǧǧig/La Fleur, 1993)
Itran uran isem-is di tegnawt
D ayen ur yezmir ḥed a t-yemḥu
Ma twalam itri iwumi tzad tafat
Ẓert d netta i ɣ-d-ihdan asefru
Au ciel, tu as le nom tout tracé
Éternel, il ne peut s’effacer
Cette étoile qui redouble d’intensité
Comme ton poème, nous est adressé
Ou encore dans Amedyaz/La mort du poète, 1993 :
Allen-iw ger yitran
Ttnadint igenwan s
Wissen anda telliḍ
Tiziri yeḍwan
Ɣef sser d izekwan
Wiss ma ɣ-d-tettwaliḍ
Negwra-d d imeɣban
Mi ɣ-ikellex zzman
Ggujlen wussan
Yenɣa-ten usemmiḍ
Anwa i d as-yennan
Lefraq yessaḍan
A yettru wemkan
Deg i tettɣimiḍ
Je veille, garde ouverts mes yeux
Quêtant dans les cieux
Ton éternité !
A leur lueur qui descend
Illumine les stèles, inonde les monts
Tu nous parrainerais ?
Désormais orphelins dépourvus
Trahis par le sort, le temps révolu
Réduits à une solitude ténue
Offerts aux pénitences !
Qui saurait nous consoler
De te voir partir, te voir t’envoler ?
Le deuil lourd s’est déjà installé
Sur ton absence !
Le temps d’une prestation, il rétablit les traces d’un “pacte sémiologique” que nous sommes nombreux à distinguer, à percevoir sans pour autant pouvoir le définir. La chanson d’Idir sacre la parole issue d’une mémoire aveuglée, la transforme en rituels de communion, voire de révélation. Car entretenir le deuil, c’est surtout cultiver une forme de fidélité, y compris aux fantômes.
Tout travail de création atteignant l’énergie artistique est effort de trace ; tout effort de trace offre une victoire sur/conte la mort. C’est en absorbant le deuil, en transformant le deuil que l’art instaure pertinemment une maitrise de la mort. C’est là une des forces consolantes héritées de l’œuvre endeuillée d’Idir.
* Il a fait des études de littérature comparée, consacré une recherche à la littérature algérienne au tournant du XXe et XXIe siècle.
[1] En référence à Jacques Berque, qui emploie « la razzia du sens » dans son essai La dépossession du monde, Paris, éd. Le Seuil, 1965.
[2] Dans la tradition orale kabyle, le terme anza désigne le souvenir douloureux d’un mort, d’un disparu. Il a une valeur de rappel et de mémoire.
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