Au commencement Baba-inu, Ba…
Par Amar Ameziane*
Au moment où le monde entier rend hommage de fort belles manières à Idir, il serait souhaitable de se pencher sur son œuvre, un acte nécessaire à la perpétuation de son esprit. Nous proposons ici une analyse (parmi d’autres lectures possibles) du poème Baba-inu, Ba.
Traduite et chantée en plusieurs langues, la chanson Baba-inu, Ba, un hymne aux cultures autochtones (face à des cultures dominantes) a connu une résonnance planétaire. L’avènement de Baba-nu, Ba, en 1973, constitue un moment crucial. Le contexte politique de l’Algérie des années post-indépendance n’était aucunement propice aux langues et cultures endogènes. Avec Idir, le monde découvre une langue et une culture délibérément mises en danger. Ainsi commence l’Odyssée d’une chanson, la voix d’une culture en marche pour sa sauvegarde et sa promotion.
Baba-inu Ba ou les heureuses confluences
De tout le répertoire d’Idir, la chanson Baba-inu, Ba est la plus emblématique. Plus qu’un texte, Baba-inu, Ba est la confluence réussie de plusieurs éléments : le chant, le poème, la voix, la mélodie (la musique).
Baba-inu, Ba est le prolongement d’une tradition de chants millénaires, qui a toujours accompagné les gestes quotidiens des montagnards kabyles. « De tous les arts, écrit P. Zumthor, le seul qui soit absolument universel, c’est le chant ». Chanter est une manière de prolonger la vie, même après la mort. Ne chante-t-on pas jusqu’aux défunts pour perpétuer les liens ?
Outre la justesse de son tempo, la voix d’Idir est d’une douceur qui évoque celle du sein maternel. Ecouter sa voix, c’est évoquer le souvenir de ce sein, ce lien originel, et le prolonger. C’est partir sur les traces des ancêtres pour se remémorer leurs heurts et leurs malheurs, s’en ressourcer et y puiser des motifs de fierté :
Tabrat-ik
segmi tt-ɣriɣ
ferḥeɣ imi lliɣ
d mmi-k
Depuis que j’ai lu ton serment,
Je suis fier d’être ton fils (Muqleɣ, J’ai contemplé)
Qu’aurait été la réception du poème Baba-inu, Ba, (à l’instar des autres poèmes d’ailleurs), s’il n’avait été chanté ? Il est probable que cette parole poétique n’ait pas été accueillie avec le même intérêt. Dans un contexte d’oralité, lorsque le poème est chanté, il devient exalté ainsi que la voix (Zumthor). En d’autres mots, le poème se met au service de la voix et inversement.
Proche de la berceuse, la mélodie qui porte le texte Baba-inu, Ba s’apparente à une ballade profondément enracinée dans le terroir musical traditionnel. Bien qu’elle soit une composition d’Idir, elle résonne comme le prolongement de mélodies anciennes auxquelles elle fait écho. De ce fait même, elle facilite la mobilité du texte.
Baba-inu, Ba ou la plainte d’une culture délibérément fragilisée
Composé par Ben Mohamed, le texte Baba- inu, Ba fait entendre le cri d’alarme d’une culture en danger. Le poème déploie un acte poétique, donc politique, pour dénoncer la menace que les pouvoirs politiques ont fait peser sur la langue et la culture kabyles (et berbères de manière générale). Dans sa présentation du disque 45 tours, Mouloud Mammeri signalait à juste titre l’épée de Damoclès qui guettait les traditions autochtones dans les années soixante-dix.
Littéralement traduisible par mon père à moi, l’expression Baba-inu, Ba exprime la proximité entre un enfant (une fille) et son père, proximité mise en évidence par l’emploi du possessif « inu » (à moi) à valeur affective. Si la forme usuelle est baba (mon père, papa), l’emploi de la forme possessive est délibéré et connote une relation menacée. Nous le verrons ci-après, un sentiment d’insécurité traverse tout l’espace du poème.
De plus, le titre évoque tout l’univers merveilleux des contes traditionnels, une source de frayeur pour les enfants, qui, paradoxalement, les aide à dépasser leur effroi.
L’intertexte mythique : métaphore du danger qui guette
La première strophe du poème, qui deviendra le refrain de la chanson, est un intertexte qui fait explicitement référence à un conte traditionnel. Le conte en question figure dans plusieurs recueils dont celui de Taos Amrouche, Le Grain magique. A l’image du conte, la strophe met en scène une fille, nommée Γriba, qui, craignant d’être rattrapée par le monstre de la forêt, implore son père de lui ouvrir la porte et la laisser entrer. La version mythique fournit moult détails sur les contours du rapport qui lie ces deux personnages, notamment le fait que la fille vient quotidiennement nourrir son père à la lisière du village[1] où ce dernier est collé au sol. Le poème, quant à lui, vise surtout à construire l’image d’une relation père/fille menacée. Si la peur vient explicitement de l’extérieur (du dehors), (ugadeɣ lweḥc n lɣaba, j’ai peur du monstre de la forêt), elle semble avoir atteint la sérénité du père à l’intérieur (ugadeɣ ula d nekkini). Ici, la figure du père en situation de faiblesse n’est pas anodine, elle signifie que les fondements, ici familiaux, et donc culturels (car la culture se transmet ici par la famille), sont vivement mis en danger. La peur (ou l’affaiblissement de la figure paternelle), est-elle aussi due au danger extérieur qui pourrait être incarné par Γriba, elle-même, une figure masquée (qu’est-ce qui lui assure qu’il s’agit bien d’elle ?). Si le patronyme Γriba est, en partie, choisi pour les besoins de la rime, sur le plan lexico-sémantique on peut y voir d’abord l’emprunt à l’arabe (il est de source exogène, étrangère…) ; il signifie, par ailleurs, étrange, étrangère. Ainsi, Γriba pourrait elle-même incarner ce monstre de la forêt (lweḥc n lɣaba) qu’elle dit craindre. Le code tacite qui consiste à faire teinter ses bracelets pourrait s’avérer fallacieux. Le code pourrait être ici une métaphore de la culture exogène qui, sous les habits, sous le masque dirions-nous, du nationalisme, vient supplanter la langue (et la culture) endogène.
L’intertexte mythique, véhiculant la menace extérieure qui pèse sur le patriarche (symbole de la tradition) et sa fille (qui en constitue la relève), fonctionne ainsi comme métaphore de la menace qui guette la culture kabyle traditionnelle incarnée par une famille élargie où les valeurs sont transmises aux enfants, entre autres, par le biais du conte :
Amγar yettel deg ubernus
Di tesga la yeẓẓiẓin
Mmi-s yettḥebbir i lqut
Ussan deg uqerru-s tezzin
Tislit deffir uẓeṭṭa
Tessalay tijebbadin
Arrac zzin-d i temγart
A sen-tesγer tiqdimin
Drapé dans son burnous
Le vieux se chauffe dans le coin
Le fils pensif se soucie de la subsistance
Les jours dans sa tête font la ronde
La bru est derrière le métier à tisser
Dont elle remonte les tendeurs
Les enfants font cercle autour de la vieille
Qui les instruit de choses anciennes
Quand on connait la fin malheureuse qui attend le patriarche dans l’hypotexte, ici le conte traditionnel dit le Chêne de l’ogre (dans la version de Taos Amrouche), on saisit vite le message qui se niche derrière la métaphore. Et le poème-chanson apparaît alors comme le cri d’alarme d’une culture qui refuse de disparaître.
Le champ lexico-sémantique de la menace
Dans la première strophe (le refrain dans la chanson), la menace est véhiculée par la peur qu’éprouvent la fille (Γriba) et son père. Cette peur que traduit le lexème verbal ugadeɣ (j’ai peur) est causée par la présence réelle ou imaginée du monstre de la forêt (lweḥc n lɣaba). Le lexème lɣaba renvoie à un espace peuplé de monstres et d’autres bêtes fantastiques. Le lexème patronymique Γriba renvoie à la fille qui n’est pas moins source de méfiance et de frayeur pour le père.
Il faut réitérer ici qu’à l’exception du terme ugadeɣ (qui dénote le sentiment de peur), les vocables qui connotent cette peur (lweḥc, lɣaba, Γriba) sont des emprunts à l’arabe.
Dans la deuxième strophe, la menace apparaît sous forme de précarité économique qui pèse sur la famille (mmi-s yettḥebbir i lqut, le fils se souciant de la subsistance).
Dans la troisième strophe, la menace est incarnée par l’hostilité de l’environnement et des éléments naturels (comme l’hiver rude), une hostilité que traduisent les lexèmes sudd (bloquer) (adfel isud tibbura) : la neige, qui bloque les portes, empêche les villageois de sortir de chez eux et d’avoir une activité économique. Même la place du village (tajmaɛt) reste vide et attend impatiemment l’arrivée du printemps (tajmaɛt tettargu tafsut, lit. La place du village rêve de printemps). Les villageois contraints au confinement par la nature, la vie politique est elle-même mise en suspens.
Pourtant, malgré la situation de précarité évidente, que la sobriété du décor domestique met ici en évidence, ce mode de vie centré sur la famille (soudée et unie autour du patriarche), cette culture (doublement mise en relief par l’utilisation à la fin de la deuxième et troisième strophe de deux vocables, tiqdimin (les traditions) et tamacahut (le conte merveilleux) unis par une relation métonymique), apparait comme un rempart contre la menace extérieure, mais un rempart fragilisé tout de même. D’où le message subliminal qui se donne à lire : ne la laissons pas périr !
Malgré sa sobriété frappante, la chanson a rencontré une résonnance mondiale. Cette sobriété est signifiante ; sur le plan poétique (des moyens mis en œuvre), elle correspond à la culture, au mode de vie, dont elle est le reflet : une culture sobre, voire austère, certes, mais riche de sa sobriété (wi ibɣan lḥerma ad tagwar, ad yali s adrar, yečč abelluḍ du tcacit, chante le même Idir dans une autre chanson. Qui veut de la dignité en abondance, dit-il, aille vivre dans la montagne, quitte à se nourrir de glands).
C’est par hasard qu’Idir a chanté pour la première fois le poème Baba-inu, Ba : ce jour de 1973, il a remplacé Nouara au pied levé. Mais c’est un heureux hasard. Ce jour-là, Idir découvre son talent d’artiste compositeur et va entamer son voyage artistique qui le mènera au sommet de son art ; la culture kabyle trouve en lui le parfait ambassadeur, celui qui va la représenter dignement et porter fièrement son message ; le succès mondial de la chanson Baba-inu, Ba confirme, si besoin est, que l’universel tant recherché se niche en vrai dans chaque culture spécifique.
*Chargé de cours de langue & littérature kabyles – INALCO. Auteur de Tradition et renouvellement dans la littérature kabyle. Paris, L’Harmattan, 2013
[1] Le lieu dépend des variantes. Dans d’autres versions, le vieil homme est collé à la place du village car il a laissé échapper un bruyant pet.
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