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Comptes-rendus de lecture

Caroline Tricotelle, Lab’Oratorio

L’erreur d’Orphée et son errance

Par Ali Chibani

 

Composé de cinq parties, parsemées d’images de corps et d’ombres, Lab’Oratorio1, de Caroline Tricotelle chante le potentiel poétique du langage oral.

Bien que cet éloge passe par l’écrit, il est incontestable que ces textes sont construits dans un laboratoire où l’on tend l’oreille aux plaisirs de la langue tant le corps se laisse emporter par les variations rythmiques du chant… jusqu’au « collapse ». Car le rythme poétique qui se constitue par l’apposition syllabique, parfois dans des accumulations mallarméennes, ne vise pas à être et ne veut pas s’inscrire dans la durée : « Ex-voto ou pendrillon, page de cuir sombre, signe de rémission, sur une porte d’armoire, vieil ornement, mirage vibrant, sur une portée, supportée d’armoirie, armature, appogiature, apologie du signe de main, du signe d’amour, comme si on signe la musique, ton, signe do mi sol, signe d’oscillation, coda, vibration, signe d’omission, coma, couac, collapse, syllabe, silence, scission !? » (p. 19).

Ce rythme est la pulsation qui perpétue dans le présent ce qui a été grâce à la pulsation précédente dont il confie la pérennité aux pulsations suivantes, celles-ci s’inscrivant dans un ordre de réitération d’un phénomène inscrit dans l’histoire de la création. La réitération provoque, sans paradoxe, la différence dans cette même création.

« Moralitéralittoralittérature »

Pour cette raison, le rythme qui coule comme l’eau est un mouvement continue vers l’avenir : « Réel arpège ! Bémol acide ! Ténor ! Baryton ! Absolution fugue ! si on signe des sillons, des irs et des pulsations hystériques, des signes astérisques, c’est pour que tu signes là ! Que tu soignes le rythme futur… » (p. 19). On comprend dès lors que dans cette performance orphique la musicalité du texte, ses sonorités et la fougue de son rythme l’emportent définitivement sur la construction du sens : « Moralitéralittoralittérature./ Dans le cercle du conteur, à cette heure précise où tout se tient droit. Mais le conteur ne sait plus. » (p. 23). En fait, le sens du texte est l’histoire de l’engendrement sonore de celui-ci. En d’autres termes, le texte poétique, sonore, écrit sa propre histoire pendant sa propre réalisation.

Le rapport au texte se dit naturellement à travers la métaphore du plaisir sexuel : « La croix blanche au torse et des yeux mi-fermés tels deux croissants en terre, des yeux fragiles, anneaux d’argile qui te libèrent » (p. 25). Le chant orphique devient ainsi le moyen de séduction qui libère l’énergie du monde de la torpeur mortelle dans laquelle la « Civilisation fatale » l’enferme.

A travers la métaphore du plaisir sexuel, l’oratorio qui était donné en solo devient un duo, voire un chœur : « Un –moi aussi– chuchoté dans tes bras nus ; et l’espace intersalivaire de notre premier souhait… et la promenade et les mains et les doigts qui soulèvent… dans le cou et le dos, la douceur… sans savoir les peurs aux lèvres… des langues brin de sel ou de joie, une danse qui importe seule… » (p. 26).

La douleur enfouie

Mais à trop vouloir se frotter aux autres, Orphée découvre son inadaptation au monde. Sa solitude lui saute au visage. La mélancolie resurgit. L’âme abattue, la poétesse subit l’altération de son humeur qui se donne dans l’altération du rythme du chant qui, d’abord fougueux, ralentit, languissant, devient presque prosaïque par l’étendue des blancs entre les pulsations syllabiques : « Peux-tu re-lire le cours de l’événement ? C’est trop de prose… prise au détour d’un cœur insensé ralenti … » (p. 30).

C’est en ce lieu de la performance poétique qu’Orphée « en convalescence » (p. 5) se dénude et révèle la source de son chant : le désir de l’Autre à la réalisation duquel se substitue la réalisation du plaisir du texte, cette fois-ci, versifié :

Je te manque …

Et les enjambements, les envies de t’aimer,

te le dire,

intime secret,

qui se crée

ce corps qui tord

ce temps qui tend

les mots aux âmes avec les mouettes

qui forment dans les astres une fois encore des cercles. (p. 39)

Finalement, Orphée découvre que la pérennité du chant qui naît de la rencontre harmonieuse des notes et des syllabes et qui attire à lui le monde est impossible en amour. Que peut être le héros sans sa lyre ? On devine alors que l’oratorio est une fuite à une souffrance intime à l’aide de l’extase du poème lyrique, la réparation idéelle et esthétique d’une cassure subjective qui, comme chez les vieux chamans, se dit aussi par son contraire qui l’enfouit :

L’erreur songe

enfin

à l’errance. (p. 7)

1 Caroline Tricotelle, Lab’oratorio, Paris, Editions Adoxa, 2019.

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