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Le Tarmac (Théâtre)

Vincent Fontano, Loin des hommes

« À quel moment la nuit nous gagne-t-elle ? »

Rencontre avec Vincent Fontano, auteur-lauréat

du comité de lecture du TARMAC 2019

par Virginie Brinker

Cette rencontre a un goût paradoxal. C’est celle d’un auteur à l’écriture rare, aux mots incandescents, ceux d’un rai de lumière qui troue la nuit. C’est aussi celle du dernier lauréat du comité de lecture du TARMAC, « unique scène francophone permanente française » pour reprendre les mots de la philosophe Yala Nadia Kisukidi, qui fermera ses portes fin mai sur décision ministérielle, et ce en dépit de la mobilisation de très nombreux acteurs du secteur culturel.

Ce texte lauréat, c’est celui de Vincent Fontano, intitulé Loin des hommes, texte sélectionné parmi les 18 textes finalistes 2019, le comité de lecture du TARMAC se donnant pour mission depuis 2011 de favoriser la découverte et l’essor de nouvelles écritures francophones, avec près d’un millier de textes lus et reçus de 283 auteurs et 144 autrices originaires de 55 pays différents.

Une lecture (entrée libre sur réservation) de Loin des hommes sera donnée par les élèves de l’École Supérieure d’Art Dramatique de Paris sous la direction de Carole Bergen et en présence de l’auteur, le jeudi 23 mai 2019 à 20h. Une occasion à ne pas manquer !

Vincent Fontano photo

Un soir, tard, dans une station-service, un homme et une femme se croisent, ils ne se connaissent pas. Ce regard échangé va entrer en résonance avec leurs vies : leurs vies de paumés, de résolutions perdues, de compromis assassins.

Nuit. Loin des hommes est une pièce d’humeur, de mood, pas d’enjeux, rien à défendre, pas d’argumentaire. Juste l’écriture de deux paumés qui pendant un moment vont s’interroger sur leurs choix, leurs vies et les chemins qu’ils ont pris. C’est loin des hommes que la parole parfois prend le risque d’être libre. L’est-elle vraiment un jour ?

VB : Quelle est la place de cette pièce dans votre parcours d’auteur ?

VF : Celle d’une autorisation. Le moment où vous vous dites, maintenant je peux, maintenant je tente, tant pis s’il n’y a pas d’écho. J’ai commencé à écrire en créole, par choix mais aussi par urgence. Lorsque j’ai commencé à écrire du théâtre, écrire en créole était mal vu, inopportun, on disait théâtre de niche, régionaliste, folklorisant etc. etc… Mon travail d’écriture a donc commencé sur un deuil : celui d’être lu, celui d’être considéré, celui d’être un auteur reconnu. 

J’ai écrit en créole parce que c’était à moi de le faire, je sentais que personne ne viendrait raconter mes histoires à ma place, personne ne parlerait aux miens, dans leur langue à ma place.

Or il était temps qu’à notre tour, nous Réunionnais, nous sondions nos blessures. On ne traverse pas l’esclavage en espérant être propre après un bain. On ne peut se prétendre debout sans se souvenir de sa chute. J’ai écrit en créole trois pièces, trois temps de réflexion. Un triptyque autour de la peur. Puis un jour je l’avais fait, j’avais posé mon acte, j’avais posé ma parole. Il me fallait un nouveau projet, de nouvelles questions, et un soir, j’ai entendu quelqu’un… 

VB : « Le chaos du monde reste à notre mesure » peut-on lire dans votre pièce. Diriez-vous que cette réplique contribue à éclairer le sens de votre texte ?

VF : Je ne sais pas si cette phrase éclaire la pièce.

J’y suis encore peut-être trop engagé pour avoir la distance critique nécessaire.

Mais je la sais urgente. Sans échappatoire. Car pour moi il est question de notre seuil de tolérance : à la douleur, à la rage, à la frustration, à l’oubli, à l’appel du sang, au renoncement. J’ai la sensation que nous passons nos vies à composer, à « faire avec », à nous battre pour faire sens et à en payer le prix.

Ma question était celle-ci : à quel moment tout cela cède-t-il ? À quel moment la nuit nous gagne-t-elle ? À quel moment perdons-nous raison, à quel moment perdons-nous les hommes : ceux qui nous ont fait, ceux qui nous construisent, ceux qui nous abîment, ceux qui nous tuent.

À quel moment sommes-nous suffisamment forts ou perdus pour lancer à la foule : je ne te suis plus.

C’est l’idée que le monde en lui-même se bat pour la préservation. Coûte que coûte, parfois cela est juste, parfois cela est fou. Mais souvent arrive alors l’idée terrible du sacrifice pour que le monde ne nous échappe pas. On sacrifie alors celui qui sort de la norme, sort du connu que l’on s’est collectivement imposé. Sort du défini qui nous rassure.

Il y a pour moi un autre élément dans le ventre de cette phrase. Elle rejoint un peu l’idée du sacrifice. Il y a des hommes qui se persuadent qu’il faut se salir les mains pour éviter le pire. Qu’il faut se traîner dans la boue, la sonder pour qu’elle n’accouche pas de l’innommable. Si l’homme a besoin de sang, choisissons qui doit le verser. Le monde en lui-même est hostile et pour peu que l’on agisse quand il le faut, il reste supportable. Il y a là, à mon sens, le chemin du tragique.

VB : Cette phrase, c’est en effet le personnage de l’ « autre » qui la prononce, dans un ultimatum qu’il pose à « lui ». Ce personnage de « l’autre » est le seul qui ne monologue pas dans la pièce et vous venez d’expliciter, il me semble, certaines de ses motivations. Comment avez-vous pensé la structure de votre pièce (deux monologues, ceux de « elle » et « lui », encadrés par un dialogue avec cet « autre ») ?

VF : J’ai d’abord pensé à l’idée d’une rencontre, sur un temps long, comme seul le permet le théâtre. Le possible d’une écoute, une présence. Un homme ouvre une porte et parle de son allant vers la vie, une femme sort et parle de son allant vers la mort.

Cela a été un besoin, une urgence, celle de me remettre moi en écoute. Est-ce que j’en étais encore capable. Une sorte de test. Est-ce que je suis encore capable d’écouter et de rencontrer, alors que tout me pousse au tout zapping ?  

J’avais besoin d’une parole nue, sans artifice, sans coup d’éclat. Juste un homme qui parle car empêtré dans la nuit ; ceux qui écoutent importent peu. 

J’aimais l’idée qu’un homme se présente à nous, une femme aussi, et qu’il pose la question tragique : « est-ce que cela vaut la peine » ? L’amour vaut-il la peine, la rage vaut-elle la peine, la vie vaut-elle la peine. Échappe-t-on à ce qui nous construit, à ce qui nous constitue ?

J’en étais là de mon étude, de ma rencontre avec ces personnages, quand j’ai compris que ça ne suffirait pas. Parce que je suis un adulte et que je sais que le réel se fout bien de nos aspirations. Le monde que l’on a construit est implacable. La foule gueularde, ses mots assassins. Et c’est là qu’est apparu le personnage de l’autre. Et j’ai compris que son enjeu à lui était de ne sauver personne en particulier. Il préserve le statut quo. Le fragile équilibre par lequel on tient debout. À bien des égards ce personnage comme les autres me ressemble, dans ses soubassements, son hypocrisie, son impuissance.

VB : Mais si « le chaos du monde est à notre mesure », on peut aussi se dire que l’homme est en mesure de se confronter, voire d’affronter, ce chaos. Il y a, certes, dans votre pièce une dimension tragique indéniable ; mais reste accrochée à moi, à sa lecture, une sorte d’image, de perception : la douce lueur du baiser que les deux hommes échangent, le rayon de soleil de leur danse, la tendresse d’un clair-obscur… Cela est si fort que je ne peux m’empêcher d’y voir tracées, en filigrane, les pistes d’une sortie du tragique… c’est peut-être très subjectif. Mais lorsque vous écrivez, avez-vous en tête des images, des ambiances, des tableaux ?

VF : C’est étrange vous êtes la première à me parler de ce moment, pourtant oui, vous avez raison il a été pensé ainsi. Un baiser, un baiser et le monde change, tremble et chancelle, et la brute se prend à parler d’amour, une femme mord ses lèvres en pensant à ce qu’elles ont manqué. Et là, vient la nuit. C’est là que l’espace du connu et de l’attendu nous glisse des mains pour y tracer sa propre route. Du coup la pièce aussi. Elle aurait pu s’arrêter au premier monologue, ou à la sortie de « lui », mais non, le baiser a déjà changé le monde et maintenant il m’échappe un peu. C’est une sensation que j’essaie de transcrire. C’est une sensation que j’ai découverte en lisant Toni Morrison et Dostoïevski.

L’histoire nous échappe, heureusement. Quand j’écris, j’ai besoin d’images, toujours. Besoin d’un corps en mouvement dans ma tête. Pour ce travail deux peintres ont été importants : Le Caravage, ses tableaux sont souvent ancrés dans un noir profond, où se détachent une peau, un visage qui fait sens. Lucian Freud pour le travail de la texture. Chez Monsieur Freud, le travail sur la nudité me donne la sensation que je suis trop proche de l’autre, presque sous cutané. C’est ce que j’ai voulu retranscrire avec mes mots. Il y a aussi le travail du photographe Ryan Mc Ginley et l’innocence qui s’en dégage, les grands espaces qui rappellent qu’au final nous sommes seuls, toujours seuls.

VB : D’où le Loin des hommes… Est-ce le sens que vous donnez au titre de votre pièce ? Aviez-vous songé à d’autres titres ?

Non, en fait le titre est venu en premier, j’aime parfois marcher seul, en ville, j’aime me perdre, sur une île ce n’est pas si évident. J’aime le silence des villes, où les aboiements des chiens se perdent. C’est une vieille habitude que j’ai prise ado, je marchais dans le silence de ma ville. 

Parfois je me surprends encore à marcher sans but, à chercher des routes longues. C’est là qu’est apparue cette pièce, lors d’une de ces errances. 

Pour moi Loin des hommes est ce temps-là, suspendu. Un temps où les hommes et les bêtes se confondent. Où une parole peut surgir comme un éclair et allumer les ténèbres pour le meilleur ou le pire. 

VB : La langue que vous utilisez dans cette pièce est vraiment très prenante, à la fois juste et poétique, y a-t-il des répliques que vous affectionnez plus particulièrement ?

VF : Je ne dirais pas que j’affectionne cette réplique, je dirais qu’elle me hante, la femme parle de son père, et des paroles qu’il lance comme des masses à la figure, le père dit : « la rage est inaliénable à l’homme, la douleur est inaliénable à l’homme, le chagrin est inaliénable à l’homme, le sang est inaliénable à l’homme ». Ces paroles me suivent, j’espère qu’elles sont fausses, j’espère qu’il se trompe. Je cherche encore quoi lui répondre. 

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