Malek Ouary dans la fosse aux lois
Par Ali Chibani
Le Grain dans la meule1 a été publié en 1956 pendant la guerre d’Indépendance algérienne. Tout comme Le fils du pauvre de Mouloud Feraoun, le premier roman de Malek Ouary a été très mal lu par la critique qui en a fait une œuvre de « témoignage », comme l’illustrent les quelques travaux universitaires qui lui sont consacrés, notamment en Algérie. De même, dans les réactions inscrites en quatrième de couverture du roman, l’écrivain André Dalmas encourage à lire « ce très beau témoignage », quand Maurice Monnoyer y voit « un documentaire passionnant et une excellente initiation aux mœurs du monde berbère avant l’arrivée des Français ». Maurice Faure fait l’éloge d’une œuvre qui « retrouve le ton de l’épopée primitive ».
On le voit ici : Le Grain dans la meule, en ne faisant aucune référence explicite à l’actualité de la guerre d’Algérie et à la colonisation, donne lieu à des lectures explicitement ou implicitement, en toute bonne conscience, exotiques, voire colonialistes. Des lectures qui résistent même après l’indépendance puisque le regard ethnographique est maintenu par des universitaires algériens.
En effet, le premier roman de Mouloud Feraoun et celui de Malek Ouary reposent sur ce que René Kaës appelle « l’implicite d’une civilisation ». Ces deux romans, qui sont travaillés par les conflits qui leur sont contemporains sans les porter à la surface manifeste de la narration, mettent le lecteur, non pas face au sujet de l’œuvre, mais face à la relation qu’il peut avoir face au sujet d’écriture et particulièrement au prétexte de son émergence. Autant dire que Le fils du pauvre et Le Grain dans la meule ont provoqué l’expression involontaire de l’inconscient du commentateur.
Faire du Grain dans la meule un roman de témoignage, c’est tout simplement avouer sa soumission à une idéologie colonialiste telle qu’elle peut être portée par une certain discours scolaire ou universitaire d’hier et d’aujourd’hui, par la réduction d’un texte qui s’ancre dans le temps du fonctionnement et du dysfonctionnement des symboles fondateurs d’une civilisation, des alliances et cassures qui prolongent son existence, en une photographie saisie par nostalgie ou par exotisme.
Une histoire vraie
Pour écrire son premier roman, Malek Ouary s’inspire, de son aveu, d’une histoire vraie qui a eu lieu en Kabylie et qui rappelle à l’auteur une recommandation de Saint Paul aux Romains telle que rapportée dans la Bible : « Si ton ennemi a faim, restaure-le, s’il a soif, abreuve-le, et, ce faisant, tu assembleras sur sa tête des charbons ardents. » A travers cette citation qui sert d’épigraphe, l’auteur annonce un monde où les comportements vont à l’encontre des attitudes préconstruites et attendues par la société.
L’histoire racontée est celle d’un « crime d’honneur » commis par un homme contre celui qui devait devenir son beau-frère. Malek Ouary propose donc une intrigue sur fond de meurtre comme acte originaire, selon le mythe de Caïn et Abel, fondateur des lois des groupes. Idhir, le meurtrier, fuit et se réfugie dans « le pays des dattes », le sud algérien, avant de prendre la décision de revenir dans son village et de s’offrir à la famille de la victime. Le père de cette dernière, surpris et désarmé par l’initiative du criminel qui rend possible la satisfaction du désir de vengeance sans lui rendre son honneur, offre à Idhir la possibilité de renoncer à son identité pour prendre celle du mort. En somme, Idhir Nath Sammer, le meurtrier encore en vie, renoncerait à son appartenance filiale et deviendrait le fils de Da-Tibouche des Ath Qassy qui, pour conclure le pacte, lui offre de nouveau sa fille en mariage.
Malek Ouary a déclaré dans le dernier entretien accordé aux médias : « pour que la critique ne trouve pas à inventer un quelconque “apport” de la civilisation française à l’histoire de ce roman, je l’ai situé intégralement dans la Kabylie pré-coloniale. Toute la trame de Le Grain dans la meule repose sur un socle social authentiquement Kabyle [sic]2 ». Néanmoins, et pour comprendre ce roman dont l’intrigue se déroule longtemps avant la colonisation française, il faut tenir compte de son contexte de publication et du parcours de son auteur qui se trouve, ici, « spiritualisé, sublimé » (p. 150). Pour preuve, l’histoire narrée se déroule, dans le texte, à Ighil Ali, village de Malek Ouary, et la grand-mère d’Idhir s’appelle Tchaba (Chabha) du nom de la grand-mère de l’auteur qui est aussi celle qui a inspiré le Chant de « La Mort » de Jean El Mouhoub Amrouche.
Comme ce dernier, qui est aussi son cousin , Malek Ouary est chrétien, formé par l’école coloniale dont la fréquentation l’a éloigné de sa Kabylie natale. La publication des Chants berbères de Kabylie par Jean Amrouche lui inspire le désir de revenir à sa culture maternelle, dans le but de mieux la connaître et mieux la faire connaître. Le Grain dans la meule répond donc à ce désir de refuser le discours colonial sur l’absence de civilisation et le vide culturel en Afrique du Nord. Il vise à restituer à soi et aux autres ce qui a été l’objet d’une perte.
L’étranger, interprète de la cassure symbolique
Les Ath Qassy et les Ath Sammer sont deux familles proches puisqu’Idhir Nath Sammer doit épouser Djigga, fille de Da-Tibouche des Ath Qassy. La cassure du lien et la suspension du devenir intervient quand Akli, fils de Da-Tibouche, punit Seghir-Ou-Tebbiche, un idiot adopté par les Ath Sammer – appelé conséquemment « Tebbiche-nath-Sammer » – de n’avoir pas empêché ses bêtes d’entrer dans leur champ. Alors qu’Akli semble vouloir tuer le berger, il se ravise et décide de lui couper la moitié de la moustache.
Malek Ouary cerne le sens de ce châtiment. D’abord, il relativise sa gravité en décrivant la réaction de la victime. Celle-ci, dans son innocence, en rit et va même jusqu’à considérer qu’Akli a le sens de l’humour. Mais tel n’est pas l’avis de la communauté qui l’appelle désormais « moitié d’homme ». Quand le berger traverse le village dans sa nouvelle représentation, un vieillard comprend la gravité de la situation et sait que le point de non-retour est déjà atteint.
Cela signifie que le symbole n’opère que dans le cas où il est interprété comme tel par ceux qui l’ont créé. L’innocent Tebbiche, à qui l’interprétation symbolique du geste d’Akli est étrangère, n’y voit aucun mal. Les villageois, conscients de leur peccabilité et qui accèdent à l’interprétation du symbole en faisant œuvre d’exégèse, savent qu’Akli a déshonoré le simple d’esprit et les Ath Sammer, car le déshonneur d’un individu par un étranger est porté par toute sa famille, voire tout le village – si son auteur est d’un village étranger – ou par toute la tribu – s’il est d’une tribu étrangère.
Ce sont les liens de solidarité qui sont mis à l’épreuve et qui doivent, à cette occasion, se renouer à n’importe quel prix. Cette illustration de la psychologie kabyle est aussi l’illustration de l’égalité entre sociétés et civilisations. On voit que la psychologie de l’individu garde son autonomie tout en intégrant l’homogénéité de la psychologie du groupe à laquelle elle n’est que partiellement subordonnée. Cette relation fondée sur une subordination mutuelle et limitée se reproduit entre la psychologie d’un groupe mineur et celle d’un groupe majeur – que nous dirons ici « universelle » – et nous pouvons la représenter, si l’on ne néglige pas le contexte colonial, dans cette forme qui tient compte du désir d’émancipation de l’individu et de son appartenance à un groupe qui valorise sa différence tout en revendiquant son appartenance à la famille humaine :
Un drame psychologique
Pour restaurer la peau narcissique de sa famille, Idhir s’arme de son fusil et tue Akli. Dès lors, il impose aux Ath Qassy le devoir de se venger et d’obtenir une « réparation publique », car la « loi » impose « une gorge pour une gorge » – traduction littérale par l’auteur de l’expression kabyle qui revendique la loi du Talion. Idhir, pour échapper à la mort, s’exile et va dans le sud où il est dignement accueilli mais où il se sent étranger car le port du fusil – symbole essentiel de la virilité et de l’honneur en Kabylie – intrigue les hôtes. Le symbole n’opère plus en dehors de l’espace kabyle.
Akli vit étranger, tout comme les Ath Qassy sont devenus étrangers à leur réputation de famille d’honneur. Fréquemment, ce « drame psychologique » (p. 147), « étrange » par sa complexité, s’interroge sur l’étrangeté culturelle en Algérie avant la colonisation. Tebbiche est un étranger adopté par les Ath Sammer dont le nom est depuis apposé au sien, la cassure dans le champ symbolique est interprétée par des étrangers à la famille des Ath Sammer et doit être réparée sous leurs yeux, les Ath Qassy deviennent des étrangers à combattre ou avec qui il faut nouer une nouvelle alliance, Idhir trouve refuge en tant qu’étranger dans le sud algérien alors que les frères d’Akli partent à sa recherche dans « le pays des Arabes », le pacte scellé entre Da-Tibouche et Idhir est accepté par les hommes du village convaincus par cheikh Mohand, un étranger élu homme de confiance et d’autorité. Ce n’est pas un hasard si le récit des malheurs et souffrances des protagonistes est implicitement pris en charge par la convocation de références bibliques et coraniques, croyances orientales, comme le mythe du déluge, de la Statue de sel ou encore celui de Daniel dans la « fosse aux lions ». Mais à la place des lions, c’est contre les « lois » qu’Idhir doit lutter pour les modifier sans répéter la fondation par le sang.
Une civilisation de parole
Les diverses péripéties du roman donnent lieu moins à un récit d’actions à proprement parler qu’à une mise en scène de paroles et de situations de paroles. L’étrangeté de la civilisation berbère pour la civilisation française dans la période coloniale réside, semble dire Malek Ouary, dans le fait que celle-ci est une civilisation techniciste alors que celle-là est une civilisation de parole. La pluralité et diversité des langages (oniriques, économiques, rituels religieux, travaux…) sont organisées autour et selon l’axe formé par les lois de la parole qui régit la société berbère « à l’esprit égalitariste exacerbé » (p. 143). Pour cette raison, le « moulin », comme outil de travail ancestral, est aussi l’ « oratoire privé » où les Ath Qassy vont « consulter [leurs morts] pour leur rester fidèles » (p. 122).
C’est la parole qui noue et dénoue les drames et surtout rétablit les liens. Elle engendre et s’auto-engendre. Il n’est dès lors pas surprenant que la « parole » soit une parole de « religion » dans le sens étymologique du terme – de lien et d’interrogation permettant de se surpasser : « et puis tant et tant d’autres questions que je me pose en série sans pouvoir en résoudre aucune[, déclare Idhir]. Non, vraiment, je ne me sens pas de taille à me surpasser » (p. 136) – et que les agents qui la valident et la légitiment aient un lien avec le domaine de la religion. C’est le cas de l’oracle qui se présente comme un intermédiaire entre Dieu et ses fidèles, le père Moha, surnommé Moulay-el-Hadid, qu’Idhir sollicite, d’abord avec beaucoup de scepticisme avant de se laisser convaincre, pour faire parler Akli qui est dans le monde des morts. C’est cheikh Mohand qui valide, par son statut de savant et de maître de la parole qui éclaire les villageois par sa connaissance du Livre saint, l’alliance inédite du meurtrier avec la famille de la victime.
La parole peut aussi être donnée sous forme de figures imagoïques (Ancêtres, Morts, Oracle, Cheikh, personnages de conte…) qui scellent l’alliance du groupe, d’une part, entre vivants et, d’autre part, entre vivants et morts, ou qui révèlent la part de l’inconscient collectif. Idhir est certain d’avoir entendu le cri de colère d’Akli qui refuse de lui pardonner son meurtre et lui promet une vengeance sanglante. Da-Tibouche croit entendre la parole des ancêtres qui lui indique une issue au dilemme dans lequel il se trouve. Par ailleurs, le père d’Akli réemploie les codes ancestraux pour signifier que le scandale de l’assassinat du fils est toujours fiché dans sa conscience et sa mémoire comme le clou qu’il plante au « lieu qui a bu le sang » pour inscrire dans la matérialité du monde la dérogation à la loi sociale qui est donnée sous la forme du déshonneur familial : « L’affaire ne doit pas traîner. De toute façon, elle doit être liquidée avant un an, pour échapper à l’opprobre du clou planté “au lieu du sang”. » (p. 57)
Le retour dans le groupe
Mais la parole n’est que ce qui permet de nouer ou dénouer les alliances. Elle ne permet pas un retour à l’état originel. Pour mettre un terme à son exil, vécu comme « une agonie », et renouer avec l’affectivité maternelle, Idhir bloque le système des lois qui fonde sa civilisation. En effet, il décide de se rendre la nuit chez les Ath Qassy pour offrir sa gorge à la vengeance. Situation inédite qui abrège les souffrances de tous mais ôte à la famille de la victime la possibilité de renouer avec son « honneur ». Tuer Idhir dans ces conditions serait même, d’après Da-Tibouche, fin connaisseur des lois sociales qui animent son peuple, un déshonneur supplémentaire car la parole publique l’accuserait d’avoir tué un homme désarmé.
En guise de compromis, le père d’Akli propose un pacte inspiré par le fonctionnement de la meule ancestrale. C’est donc à un symbole qui « comporte tant d’autres symboles » (p. 60) que Da-Tibouche fait appel. Instrument nourricier qui écrase impitoyablement les olives cueillies pour en tirer l’huile qui est un signe de richesse en Kabylie, la meule n’en est pas moins la métaphore de la conscience et des lois du groupe face à l’olive qui incarne la conscience et les désirs de l’individu :
Il s’approche de la presse de bois. Pathétique, elle se dresse comme un instrument de supplice qui achève l’ouvrage de la meule. […] A chacune de ses observations, banales en elles-mêmes, il trouve le sens d’un symbole, tout un faisceau dont les éléments convergent vers le même objet : celui de ses préoccupations. (p. 61)
Le pacte qui va tirer le meilleur de chaque protagoniste consiste à recueillir Idhir dans la famille des Ath Qassy en tant que fils qui renoncerait publiquement, par la parole, à sa généalogie :
… j’ai tué, je dois payer, je le sais. Je m’offre, c’est simple ; une détonation dans la nuit aurait tout arrangé dans l’honneur des uns et des autres. Mais non, eux me proposent un étrange marché : il faudrait que je me supprime moi-même non d’un seul coup, mais par le dedans, à petit feu, prolongeant mon agonie durant le reste de mes jours (p. 135-136).
Idhir serait ainsi comme le grain d’olive qui reste coincé dans la meule et qui, tant qu’il y demeure, ne risque pas d’être écrasé :
Tout en vaquant machinalement à sa besogne, [Da-Tibouche] repasse une fois de plus les éléments de son moulin, cette fois en action. Du panier d’alfa au bassinet de décantation il suit le grain. À chacune des étapes, il retrouve, plus saisissants encore les éléments qui l’ont inspiré : l’olive promise à l’écrasement tombe du panier dans l’auge ; inexorable, la meule la réduit en bouillie. Certains grains cependant adhèrent à la meule, par paquets et isolément. Parfois, ils tombent d’eux-mêmes après quelques tours de meule, certains en revanche, y demeurent solidement incrustés. (p. 162)
Toute cette œuvre peut être lue comme une parabole de l’une des conséquences de la colonisation sur les colonisés devenus étrangers à leur culture et à leur civilisation. C’est notamment la situation de Malek Ouary qui a décidé de revenir à sa culture après la lecture des Chants berbères de Kabylie de Jean Amrouche. Seulement, peut-on revenir intact et retrouver sa place d’avant ? La question se pose à Idhir qui, même s’il ne meurt pas à sa culture, est contraint d’accepter de mourir à ce qu’il a été et aux siens et à renaître dans une autre forme que ne quitte pas le désir de renouer avec soi, ni le sentiment de culpabilité de s’en être éloigné. On comprend dès lors les lamentations de la mère d’Idhir qui dit préférer qu’on lui ramène le cadavre de son fils de telle façon qu’elle puisse l’enterrer que de le savoir vivant en la reniant : « Vous vous êtes tous ligués contre moi, tous, oui, tous, Idhir lui-même. Faut-il que vous l’ayez ensorcelé pour qu’il me renie aussi lâchement ! […] Ainsi, vous voudriez que pour tous, il soit vivant, sauf pour moi seule. Je l’aurais préféré mort, du moins sa dépouille me reviendrait, tandis qu’ils me le prennent corps et âme. » (p. 159)
La dépossession coloniale touche le nom, la généalogie, le symbole et la loi. On peut en effet se demander si le choix d’un événement lié à un meurtre et à une vendetta ne s’explique pas en partie par le fait que les théoriciens de la colonisation y ont vu la preuve que les « Berbères sont les derniers barbares blancs.3 » C’est aussi dans ces situations que la colonisation va forcer les peuples colonisés à recourir à sa justice, à la puissance de son État qui sépare les ennemis et à renoncer au système judiciaire ancestral qui réconcilie les ennemis.
L’impossibilité d’un retour à l’état d’avant le scandale de la « corruption » métaphorisé par le meurtre du beau-frère qui agit en miroir face à Idhir avant son exil, est actée mais elle reste dans l’esprit des protagonistes un idéal érotisé sous forme de mariage incestueux. En effet, il se joue dans le rapport à la mère, dans ce roman où Idhir est orphelin de père, ce qui se joue dans le rapport au père dans Hamlet, tel qu’il a été lu par Freud et Lacan. Idhir serait alors le personnage qui, par son parcours et sa transformation, accomplit les désirs refoulés de Malek Ouary, Kabyle ayant fréquenté l’école coloniale, par rapport à sa culture maternelle. Ce rapport et sa transformation sont donnés à lire sous la forme du contournement de la relation incestueuse avec la mère et de son remplacement par une relation qui est à la fois l’objet du désir amoureux d’Idhir Nath Sammer, lieu d’un inceste pour Idhir Nath Qassy avec celle qui est devenue la rivale de la mère et qui est issu du clan devenu rival de la famille du père disparu.
En tout cas, la mariage avec Djigga permet à Idhir de rationaliser sa soumission à la volonté de Da-Tibouche qui fait de lui un autre qui ne peut oublier ce qu’il a déjà été :
Or, voici que, par une mutation subite, un dédoublement de sa pensée, il se retrouve un autre homme, devant une autre perspective. C’est qu’il a su choisir son idée-force, celle dont la puissance d’attraction est irrésistible : Djigga. Chacun de ses pas ne le rapproche-t-il pas de la fiancée qu’il avait cru perdre à jamais ? (p. 154)
Cette métamorphose commence par l’effacement du nom qui est une pratique du maître imposée à l’esclave4, du colonisateur imposée au colonisé. Ainsi, Da-Tibouche ne veut plus prononcer le prénom d’Idhir, ce qui créerait un lien d’identification prédisposant le nommant et le nommé à une possible affection. Il préfère l’appeler « l’homme », le maintenant dans l’anonymat d’un congénère sans filiation, sans origine et sans destination.
Idhir accepte le pacte étrange – sous les conseils de Cheikh Mohand qui s’offre pour valider l’alliance en son nom en tant qu’autorité religieuse islamique – de rejoindre la famille des Ath Qassy, sauvant ainsi sa vie et devenant le frère et le fils. Mais pour mieux sceller cette alliance, Da-Tibouche relance le mariage d’Idhir avec sa fille Djigga, censée être une sœur dans la nouvelle situation. Tout le déchirement civilisationnel résultant de la colonisation est dans la cassure symbolique générée et représentée par cette nouvelle famille qui arrache Idhir à son nom mais lui permet de renouer avec une promesse qu’on croyait passée et dont la conséquence est la naissance d’un garçon qui porte le nom du défunt Akli, frère de Djigga et victime d’Idhir, signant la permanence du traumatisme sous forme de mort nommé dans le vivant, après avoir fait « d’un mort un vivant et d’un vivant un mort » (p. 161)
La naissance de ce garçon nous permet de penser que le mariage d’Idhir avec Djigga est aussi une stratégie de contournement – d’« exorcisme » selon l’auteur (p. 168) – du désir d’inceste refoulé par le père qui a le désir de ré-engendrer son fils mort. Une lecture que confirme le geste du père – dont la femme est morte de chagrin – qui, un an jour pour jour après le meurtre d’Akli, a pris, non pas son fusil ou celui de ses fils, mais le fusil d’Idhir pour aller auprès de la tombe afin d’écouter « la voix du trépassé » dont il veut réaliser la volonté de vengeance s’il l’exprime. Le récit croise la voix du père et celle de sa fille dont il s’éloigne. Cette union symbolique dite par les oraisons du père qui sont formulées quand Djigga chante des poèmes de sa création pour surmonter son angoisse est rompue par le cri d’une chauve-souris et la voix du mueddin qui appelle à la prière. Mais Akli reste silencieux, impossible à ré-engendrer par le père et la fille. Même si Da-Tibouche doute de sa concentration et de son écoute, il décide de comprendre que l’âme d’Akli est satisfaite par le pacte qui a ôté son meurtrier à sa famille pour l’intégrer à la sienne. Alors que le père remet le fusil d’Idhir à sa place, Djigga comprend qu’elle peut « livrer à l’eau de cendres chaudes ce qui est noué dans le foulard » (p. 169), renvoyant par ce propos énigmatique à l’indicible du complexe incestueux. C’est enfin Da-Tibouche, à l’insu d’Idhir resté au moulin, qui propose de nommer l’enfant à naitre Akli.
Renouer avec la continuité temporelle
Cette naissance peut aussi être lue comme une manière de renouer avec la continuité du temps interrompue par le scandale du meurtre qui, au même titre que le « groupe » d’un point de vue anthropologique et historique, est fondateur de la civilisation dans la Bible et dans le Coran.
La rupture et la continuité temporelle sont aussi au cœur de la réflexion de Malek Ouary, comme le prouve le choix de la meule comme métaphore du désir de vengeance. Pour mieux saisir ce que nous voulons dire ici, il faut rappeler qu’Idhir est rentré du marché quand il a compris que son destin devait changer de cours en même temps que changent les données de sa vie après l’humiliation de Tebbiche. La dernière activité d’Idhir avant le meurtre est économique et nourricière, tout comme l’activité qui scelle sa nouvelle identité de fils de Da-Tibouche et qui est celle du travail dans le champ en tant que moulinier qui participe à l’extraction de l’huile nourricière et dont la quantité marque le degré de richesse de son détenteur. Cette activité économique doit être vue comme l’allégorie d’une « économie narcissique » (R. Kaës) importante dans la formation et la stabilité du groupe.
En parlant du meurtre, on fait nécessairement référence à l’angoisse exacerbée par la peccabilité de l’homme (S. Kierkegaard). C’est cette angoisse qui meut les personnages et le groupe auxquels ils appartiennent et qu’il convient de faire taire pour rétablir la paix du groupe. Pour cela, il faut mettre un terme au sentiment de culpabilité qui obstrue le devenir auquel elle est inhérente (V. Jankélévitch). Dans Le Grain dans la meule, Idhir se rend en déclarant sa soumission aux lois du groupe dont il répète les rites mortuaires sur sa propre personne avant même sa mort, lançant lui-même le processus d’auto-engendrement en tant qu’humain lavé de ses péchés après la disparition de celui qui est un monstre aux yeux des siens : « Voyez, j’ai tout prévu pour la toilette funèbre, ni ma mère, ni personne n’aura à se faire de souci à ce propos : linceul, bougies, benjoin, tout y est. Je suis prêt quant à moi. Déjà je me considère comme un cadavre dans la main des laveurs. » (p. 119) En adoptant une attitude qui étonne ses ennemis, il les force à innover et à déroger aux lois ancestrales pour assurer la stabilité du groupe qui, de cette façon, engendre en toute autonomie les nouvelles lois de sa propre stabilité. En d’autres termes, la civilisation berbère n’a pas besoin d’être mise sous tutelle pour gérer ses conflits et ses défis internes.
Originalité littéraire
Si l’on devait se placer dans un champ qui dépasse les connaissances sommaires convoquées dans cette présentation et liées au langage catégoriel de la psychologie et de la philosophie, champ plus général qui serait celui du littéraire, nous dirions que Le Grain dans la meule est une mise en exercice valorisante d’un savoir, d’une pensée, d’une pratique sociale et économique d’une civilisation dévalorisée dans le discours mythique, donné comme scientifique, qui a fondé et justifié la colonisation. C’est ce que prouve le recours remarquable de l’auteur à un langage symbolique mystérieux accessible au groupe dont il s’inspire et qui cultive le secret.
On le voit ici : ce travail de Malek Ouary dépasse le trop simple projet de témoigner sur une culture et des pratiques qui seraient passées pour s’ancrer dans ce que Nabile Farès nomme « la littérature du portrait ». Cet ancrage se fait d’une manière très originale si l’on tient compte de ce que propose la littérature francophone maghrébine depuis sa fondation par Jean El Mouhoub Amrouche, car c’est à partir de ses écrits littéraires, notamment le chant de « La Mort5 », que la relation à l’Autre colonisateur est évoquée dans une quête de restitution de soi à soi, de valorisation et d’affirmation de soi et de son étrangeté, et non dans une quête de ressemblance ou de reconnaissance d’une égalité acquise grâce à la domination coloniale dite « civilisatrice » comme on peut le trouver dans les créations francophones algériennes du début du XXe siècle et qui rappellent celles que cite Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs pour analyser l’aliénation du Noir par le Blanc et ses attributs langagiers.
1 Malek Ouary, Le Grain dans la meule [1956], Alger, Editions Bouchene, 2000.
2 « Dernier entretien avec Malek Ouary », entretien réalisé par Ahcène Bélarbi et Ali Guenoun, Izuran, 2001, mis en ligne sur Kabyle.com le 17/11/2008. URL : https://kabyle.com/articles/dernier-entretien-malek-Ouary-1357-17112008
3 Ibid.
4 Lire Priska Degras, L’obsession du nom dans le roman des Amériques, Paris, Karthala, 2011.
5 Jean El Mouhoub Amrouche, Cendres (1928-1934), Paris, L’Harmattan, 1983.
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