Contre la barbarie : la poésie
Par Fadoua Roh
« Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis. »
Antoine de Saint-Exupéry
Un cri d’alarme épouvanté
Entre le manifeste et l’essai, le recueil et le poème, la parution de cetvrage inclassable de Patrick Chamoiseau1 paru en 2017, est un cri d’alarme, un grand appel à la solidarité envers nos frères migrants. Cet ouvrage est d’abord le témoignage d’un homme, qui laisse libre cours à sa sensibilité devant l’effroi causé par ces embarcadères de fortune, où de nombreux migrants s’entassent dans l’espoir d’une vie meilleure, d’une vie tout simplement… Nous pouvons ressentir à travers ces pages la brûlure atroce du désespoir qui s’empare de l’auteur qui appelle néanmoins à « considérer que chaque vie est élan vers chaque vie » (p.123) n utilisant comme symbolique lumineuse celle de la luciole, que Pasolini fantasmait dans la nuit noire fasciste. En effet, l’auteur met en perspective ce vaste espace « à vocation de cimetière » (p.42) où tout s’éteint dans l’indifférence publique et politique, à travers une prose poétique nourrie de nombreuses références philosophiques, avec entre autres Aimé Césaire, Saint-Exupéry ou Georges Didi-Huberman, juridiques avec Mireille Delmas Maty qui œuvre pour la cause des migrants « sans renoncer au moindre droit individuel » (p.81), ou encore anthropologiques au fil de la réflexion de Michel Agier autour de la tragique migration de femmes, d’enfants et d’hommes qui finissent par investir la Méditerranée. Imprégné de nombreuses discussions avec ses amis, sidéré par la vision de ces familles entières qui montent sur des bateaux pour finir noyés, Patrick Chamoiseau rend visible ces invisibles, ceux qui accueillent, nourrissent et infusent un peu d’humanité en donnant « leur lit, leur petit-déjeuner, leurs habits, leur temps » (p.43). Ces « gens de l’ordinaire, sans titre et sans blason » qui « s’éveillent malgré tout à quelque chose en eux », ceux-là même qui comme les migrants créent « au-devant de leur propre humanité d’intraitables chemins. Sans attendre un quelconque horizon » (p.43). L’auteur sacre ces personnes qui « recueillent et accueillent des ombres des spectres des silhouettes qui traversent les projecteurs et les obstacles éblouissants » (p.43), habités d’« un rien d’humanité tremblante » (p.42). À travers une profonde réflexion, l’auteur invite le lecteur à résister à l’intolérance, à l’indifférence et au racisme, il s’insurge contre les effets néfastes de la mondialisation qu’il oppose totalement à la mondialité « cette part de notre imaginaire qui dans l’instinct dénoue et ouvre à fond, qui dans l’instinct se relie à d’autres imaginaires » (p.54), à travers des correspondances telles que la danse, la musique, la rencontre, la joie ou encore l’amitié qui éveillent des « magnétismes » entre ces « rencontres multi-transculturelles. » (p.54)
Mondialisation et mondialité
Selon l’auteur, le poétique préexiste au politique, celui qui appelle à un imaginaire relationnel, affirme que sans une imagination poétique qui se fonde dans et à travers le verbe, aucune politique n’est possible. Dès lors, la mondialité, c’est « tout l’humain envahi par la divination de sa diversité, reliée en étendue et profondeur à travers la planète.» (p.52). Les diverses circulations humaines, les échanges ou encore les mobilités individuelles forgentn espace où tout devient interdépendant. Il explique que c’est l’échelle même de la perception de chacun qui est imbibéear le monde et que l’imaginaire qu’induit la « Relation », celle qui respecte, reconnaît et nourrit l’autre, permet à chaque être de se concrétiser dans un infini de possibles, ensemble. Il fait référence ici à la poétique de la Relation qui, selon Edouard Glissant, recoupe la quantité finie de toutes les particularités du monde sans en oublier une seule. La Relation ou aller vers l’autre, d’où que nous soyons ou venions, dans la tentative constante d’essayer de se changer en échangeant avec l’autre sans se dénaturer, ni se perdre. Patrick Chamoiseau proclame cette « indéfinissable mise en relation avec le tout-vivant du monde » (p.55), qui touche au plus profond, bouleverse, heurte, émeut pour être ensuite transcendée. La mondialité devient dès lors le lieu par excellence de résistance à la mondialisation, traçant les frontières d’un monde accessible à tous et pour tous dans un espace de connexions, créatrice de possibles.
Frontière, non reconnaissance et barbarie
Les frontières ne cessent-elles pas, sous la plume de l’auteur, de s’ériger en répondant à une logique capitaliste ? C’est avec une certaine véhémence qu’il s’attaque au néolibéralisme, qui à travers un « prêt à porter d’une précarité légalisée » promet une paix néolibérale (p.36). Ces migrants, si « infâmes » dans le refoulé occidental, nos semblables, nos frères deviennent des intimes à la lueur de l’écriture qui sonde la misère humaine de ces âmes errantes qui sont « à la fois clandestins bannis expulsés expurgés, exilés désolés, voyageurs tapageurs réfugiés expatriés rapatriés mondialisés et dé-mondialisés, dessalés ou noyés, demandeurs d’asile » (p.59). A travers l’énumération des divers statuts attribués aux migrants, et l’écholalie du « é » qui produit un rythme rapide et dur, nous pouvons entendre le bruit des embarcadères qui sonne comme un glas. Pour l’auteur, les migrants sont « demandeurs d’une autre cartographie de nos humanités » (p.59) survivant dans des camps indignes, sans destination. En réinvestissant le concept de mondialité, il envoie un message fort et nous demande de penser le monde à venir, celui que nous souhaitons, sans oublier sa dimension imprévisible, en interrogeant tout ce qui fait monde en nous ; consulter l’expérience du monde qui habite notre mémoire, agit sur nos vécus, concrétise des espaces imaginaires qui finissent par créer des connections extraordinaires propulsés que nous sommes vers le divers-monde qui relie à l’Autre. Il incite le lecteur à deviner les diverses potentialités, à distinguer et apprivoiser la volonté, soutien imparable pour réaliser chaque désir, pour finalement réinvestir l’énergie du vivant à travers le mouvement d’un autre possible, un monde tapissé par l’imaginaire de la Relation. Ainsi, l’auteur invite à migrer aussi, afin d’esquisser de nouvelles images, lumineuses et neuves, d’un nouveau monde.
Réinvestir la relation
L’auteur offre en guise de conclusion, « une déclaration des poètesomposée de seize articles solennels, qui porte en son sein la pleine définition d’un manifeste humaniste, où il exprime par exemple dans le dixième que « les poètes déclarent qu’aucun refugié, chercheur d’asile, migrant sous une nécessité, éjecté volontaire, aucun déplacé poétique, ne saurait apparaître dans un lieu de ce monde sans qu’il n’ait – non pas un visage mais tous les visages, non pas un cœur mais tous les cœurs, non pas une âme mais toutes les âmes. Qu’il incarne dès lors l’Histoire de toutes nos histoires et devient par ce fait même un symbole absolu de l’humaine dignité » (p.134). Dans La parole en archipel2, René Char expliquait qu’« un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver ». Même si Patrick Chamoiseau affirme, dans la quatrième de couverture « je ne suis pas poète », rères Migrants laissera une trace indélébile dans l’esprit du lecteur, celle de chaque ligne traversée par des tressaillements du cœur, illuminés et portésr un essaim de lucioles…
1 Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Paris, éd. Seuil, 2017.
2 René Char, Les Matinaux suivi de la parole en archipel, Paris, éd. Gallimard, 1969.
Chamoiseau, un esprit, un coeur, une intelligence a suivre! Un Homme!