Renversements poétiques dans Ceux du large
Par Ali Chibani
1 d’Ananda Devi est un recueil de poésie où se multiplient les renversements. Il y a d’abord le renversement de sens qui surprend notre horizon d’attente. Alors que le « large » est souvent la métaphore de la liberté et du rêve, dans ce recueil, il désigne l’espace des promesses qui se transforment en morts et en souffrances. En effet, Ceux du large parle des migrants qui, au péril de leur vie, traversent le désert et la mer dans l’espoir de rencontrer l’espace qui leur offrirait une vie sûre et digne. Le glissement de sens du mot « océan » inaugure le recueil :
L’océan est une vie offerte et refusée
Offerte et refusée
Chaque marée un espoir, une terreur
L’océan n’a plus de nom (p. 9)
Lorsqu’un poète se saisit d’une question d’actualité tragique qui fait, sous nos yeux, des milliers de morts, il se retrouve face à un dilemme éthique : comment faire une œuvre littéraire sans participer à banaliser ou à relativiser la gravité du sujet ? La réponse à cette question, Ananda Devi la fournit par le renversement du chant et du beau. Ceux du large parle d’un « piano éventré » et d’un « chant métallique » où le refrain ne suscite aucun plaisir : « Interdit interdit interdit » (p. 16) La beauté de l’œuvre n’est donc pas recherchée par la poétesse. S’il y a beauté, elle est inhérente à la poésie même et à la vision que nous en avons.
Autre renversement, celui qui touche les mythes et l’épopée. Bien que les symboliques chrétiennes viennent prendre en charge une souffrance très actuelle : « Quand l’enfant mort depuis trois jours/ Saigne sur les pieux » (p. 15), Ananda Devi dénonce l’invention du monothéisme comme prétexte à la destruction et au meurtre : « Lorsque les vingt divinités/ Régissant les récoltes/ Et la peste/ Et tout le reste/ Se rassemblèrent en une seule –/ Et les bêches devinrent glaives » (p. 17). Pour cette raison, l’épopée héroïque des migrants est renversée pour devenir une contre-épopée l’évocation du voyage d’une jeune fille autrichienne qui a quitté son pays pour rejoindre l’Organisation de l’Etat Islamique en Syrie. Samra, c’est l’unique personnage nommé dans ce recueil, est victime des mythes et des discours médiatiques contemporains.
Ananda Devi dénonce le discours journalistique comme cause de l’aveuglement du monde. La surinformation devient prétexte à désinformer et surtout à désensibiliser un public qui veut regarder confortablement les malheurs du monde :
Tout cela, tout cela, oui, je l’ai vu
Je l’ai vu
Dans mon écran d’ordinateur
A côté d’une orchidée
Fraîchement fleurie
Près de la cheminée scintillante
Un verre de vin dans la main (p. 19)
C’est à cet endroit du texte que se produit un nouveau renversement : celui de l’image de soi. Le « je » et le « nous » sont mis face à la faiblesse de leurs réactions et face à l’inhumanité de leur silence, tandis que le « ils » anonyme qui désigne les migrants est un « ils » héroïque.
Cet héroïsme se heurte néanmoins au renversement de l’espérance par le « grotesque » de ce qui attend les migrants qui ont réussi à arriver sur des rivages censés être hospitaliers :
Les corps jetés
Les lèvres fendues
Les langues poisseuses
Le sel dans les plaies
Y compris celles à l’envers
De sa peau
Il tombe à genoux et embrasse les bottes
D’un gendarme médusé (p. 12)
Ananda Devi choisit les pléonasmes (« voyons voir ») et néologismes comme le verbe « mascarader » pour décrire l’ironie du sort et les politiques européennes qui sont destinées à empêcher les victimes des guerres et des famines de se déplacer afin de rester en vie. D’où ce sentiment de culpabilité qui apparait dans les derniers poèmes :
Enfants [de demain], dirons-nous
Voici nos mains lasses et molles
Qui n’auront su construire un monde
[…]
Nous vous aurons légué
La mémoire des possibles
En ayant bien pris soin
De les rendre impossibles (p. 29)
Ceux du large est un recueil poétique en trois langues. La première partie, en français, est librement traduite par l’autrice elle-même en anglais et en créole. Chaque version éclaire le sens des deux autres.
1 Ananda Devi, Ceux du large, Paris, éd. Bruno Doucey, 2017.
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