Désubstantialisation de l’individu et du langage dans l’Algérie contemporaine
Par Ali Chibani
Dès l’incipit, Yahia Belaskri résume sous forme métaphorique sa vision de l’histoire algérienne : « La rue est bloquée par un embouteillage ; les chauffeurs s’invectivent – c’est normal, ici1. » C’est donc une Histoire close sur sa propre violence et l’irrationalité de sa perception par le peuple algérien qui est mise au jour dans Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut. Titre à lui seul porteur de cette perte de sens et de l’inversion de la construction du réel puisque, pour les différents personnages, la pluie vient d’en bas, que ce soit à travers l’eau qui rebondit sur le sol ou l’eau de la mer qui happe les migrants.
Une histoire bloquée
Comme dans un film choral de Paul Haggis ou d’Alejandro González Iñárritu, Yahia Belaskri met en scène plusieurs personnages qui, dans une certaine mesure, sont des personnages de tragédie. Tous sont condamnés à mourir ou à rencontrer la mort de leurs proches, même quand ils la fuient.
Le trajet de chaque personnage révèle la nature des autres protagonistes. Déhia, professeure d’université dont la mère est égorgée par ses propres enfants Ali et Karim, son amant, poignardé pour avoir refusé de remonter la note d’un étudiant non méritant, Adel, son deuxième compagnon, avec qui elle fuit dans un village d’Europe où ils découvrent, par le hasard d’une rencontre, que le corps de Badil – frère d’Adel – est à la morgue. Il est mort noyé en quand il tentait de fuir son malheur en traversant la Méditerranée clandestinement…
C’est d’ailleurs Adel qui est, à la fin du roman, l’allégorie traklienne2 de l’écrivain qui se penche sur la situation sociale, politique et historique de son pays :
Adel approche, inquiet, hésitant, fragile. Il avance vers le corps, il a un haut-le-cœur, s’approche, livide, fixe le corps, manque de tomber. Il est au bord de l’apoplexie. Il scrute ce cadavre putréfié, allongé, méconnaissable, autour de la bouche, des narines, de la mousse, des plaies bleuâtres sur le ventre, les jambes, les vêtements collés à la peau. (p. 126)
Le corps interdit
Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut est un livre où l’auteur s’interroge sur la place du corps dans la société algérienne. Si Déhia et Salim vivent leur relation amoureuse et leur bonheur d’être réunis dans la clandestinité, les crimes islamistes et les règlements de compte se produisent au vu et au su de tous. L’un des passages les plus forts de ce roman reste sans doute la description détaillée, crue et réitérée d’une relation sexuelle des deux amants en alternance avec la description de la mise à mort de Safia par ses deux fils. Deux situations radicalement opposées dans leur procès et leur but qui se font écho autour du plaisir provoqué par l’acte sexuel, d’une part, et par le meurtre, d’autre part.
C’est à cet endroit qu’on touche à la folie, en tant que passage à l’acte ou passivité face au passage à l’acte, dans laquelle la société algérienne a sombré après trente ans d’indépendance confisquée par un régime politique – trente est aussi le nombre de coups de couteau reçus par Salim avant sa mort – qui programme les délires du peuple, notamment grâce à l’école, l’un des outils idéologiques qui participent à « la désubstantialisation de l’individu dans les sociétés postcoloniales3 » :
Déhia et Salim discutent longuement de l’aspect novateur de cette recherche qui a pour postulat que les sociétés qui se sont libérées de la colonisation mettent en place un système totalitaire qui nie les libertés et impose un modèle, celui de l’homme nouveau, neuf plutôt. Un homme à qui il est dit qu’il n’est rien et qu’il va porter des valeurs nouvelles, authentiques. (p. 14)
Le lecteur, plus que de lire, fait l’expérience des tensions corporelles qu’on peut éprouver dans une société en guerre. En effet, le roman est écrit dans un rythme haletant, comme s’il avait été produit en un seul jet ininterrompu. La peur de l’inconnu, l’angoisse, le frisson de l’incompréhension, les contractions musculaires qu’on peut avoir face à une scène d’horreur, tout cela est littéralement vécu par le lectorat qui partage ainsi les périls auxquels s’expose l’écrivain qui traite d’une période historique qui n’a laissé que morts et traumatismes. Confrontation à la réalité de l’expérience historique dont Yahia Belaskri refuse de « mettre à distance la douleur » (p. 126)
Fin d’une promesse et disparition de l’héritage
L’école, l’université, le monde de l’entreprise (publique et privée), la rue, la cellule sociale…, tout semble corrompu et orienté de façon à satisfaire des instincts individuels par la fabrication du malheur d’autrui. La question de l’altérité se pose dans ce monde où la communication est rompue par refus de la remise en question et du doute.
C’est toute l’Algérie comme promesse qui disparait : Safia, la mère, est tuée par sa descendance, Karima, jeune harraga, perd son fils qui se noie, comme Badil qui les accompagne. Le legs n’opère pas non plus. Badil, dans son dernier souffle, reproche à ses parents de l’avoir abandonné et de lui avoir menti. C’est d’ailleurs tout le passé de l’Algérie en tant qu’expérience en mesure de construire les fondations d’un présent vivant qui n’opère plus puisque tout le pays a jeté aux oubliettes son histoire : « Ils [Déhia et Adel] se sont posés là, avec leurs blessures et leurs cicatrices. Tous deux issus du même ventre, le ventre aride d’une terre qui a rompu avec ses ancêtres. » (p. 54) Déhia, personnage qui porte le nom berbère de la Kahina, ne fait plus l’histoire, elle la subit dans un pays où tout le monde a abdiqué.
Dans tout ce chaos, les langues sont atteintes et le signe est finalement désubstantialisé :
Des klaxons, toujours. A moto, en voiture, en camion, en bus, tout le monde klaxonne, pour faire avancer celui qui est devant ou faire reculer ce qui est derrière, draguer une fille, saluer un passant que l’on reconnait, demander au copain ou à son fils de sortir, insulter, répondre à l’insulte. On klaxonne pour attendre ou quand on a trop attendu, pour démarrer aussi, tourner à gauche ou à droite. On klaxonne devant les feux tricolores. Au vert, à l’orange, au rouge. On klaxonne toujours, une voiture de police passe en trombe, de justesse manque un piéton qui traverse la chaussée. (p. 99)
La perte du signifié par des signifiants devenus « borborygmes » issus de ce que l’humain a de plus ténébreux – l’attitude des pêcheurs et du village européens devant les migrants noyés donne à ce roman une portée universelle – a pour conséquence l’interruption du progrès historique qui engendre une ère faite de violence : « La porte de l’immeuble ouverte comme d’habitude, il grimpe les six premières marches qui mènent à l’ascenseur : le trou est vide, la cabine a été enlevée, à sa place, des immondices. » (p. 86) Et dans toute cette histoire faite de violence, à travers les personnages de Déhia et d’Adel, apparait la lueur d’espoir qui indique le cheminement à suivre pour sortir de l’inhumanité d’un pays obscur « mis en coupe réglée par les militaires » (p. 68) où l’on meurt d’un « claquement de doigt » : l’amour, la beauté et la connaissance.
1 Yahia Belaskri, Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut, Paris, éd. Vents d’ailleurs, 2010, p. 11.
2 En référence à ce que la poésie de Trakl a de morbide.
3 Titre d’un projet de thèse d’un des étudiants de Déhia.
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