Le souffle poétique de Marianne
Par Ali Chibani
Marianne[1], écrit par Virginie Brinker et illustré par David Roche, est un appel à l’espoir. Renouvelant la croyance en l’utopie républicaine française, cet ouvrage met en demeure le lecteur de voir la réalité sociale de la France et propose la devise républicaine comme seul moyen d’atteindre la paix collective tout en garantissant la dignité de chacun-e dans le respect de sa différence. Ce travail aborde donc une question politique cruciale de nos jours d’un point de vue qui a été et est partagé par de nombreux écrivains. Cependant, Virginie Brinker et David Roche réussissent à éviter l’écueil de la redondance et de la banalité par deux procédés qui font de ce court ouvrage un travail des plus riches et des plus forts sur la question de la fraternité et du respect de l’Autre en France.
Une utopie française
D’abord, Virginie Brinker enregistre les écrits qui existent sur ce thème. Marianne retravaille des passages marquants de l’œuvre de Césaire, Glissant, Fanon, Pavloff et Camus. Bien qu’elle cite aussi NTM en épigraphe, on aura remarqué la volonté de la poétesse d’enraciner son propos dans une période charnière de l’histoire française : la première moitié du vingtième siècle. Période dans laquelle la France a subi le malheur du nazisme avec le désastre inouï et pourtant là de la déportation des Juifs et des Tsiganes ; période où la France a redoublé de férocité dans ses colonies pour les garder sous son autorité. Périodes à l’issue desquelles la France aurait pu prendre de nouvelles voies pour s’assurer la prospérité et la cohésion sociale.
En mettant son travail sous la tutelle d’auteurs ayant vécu et souffert de cette époque ou s’y étant intéressés dans leurs écrits, Virginie Brinker partage une conscience politique forgée dans l’expérience « épouvantable » du Mal et des ravages de l’intolérance ou du mépris de la différence. Ce rappel est là pour nous indiquer que des poètes ont montré, dans le tumulte de l’Histoire, la voie à suivre pour sauver l’humanité, car, avec le nazisme ou la colonisation et le racisme fondateur de ces deux malheurs, c’est toute l’humanité qui devient l’objet d’un doute et d’une interrogation. Cela rend la vision et la pensée de ces poètes plus légitimes et plus urgentes à accomplir. Mais cela reste toujours à accomplir, et c’est là tout le drame de notre époque qui refoule les évidences.
Un quartier-monde
Inscrit dans le Réel du monde, cet ouvrage n’en est pas moins une œuvre littéraire. En plus du ressassement dont Foucault fait l’une des conditions définitoires de la littérature, Marianne nous interpelle sur sa forme même. L’ouvrage peut en effet être considéré comme un seul poème fragmenté en plusieurs pages ou comme plusieurs poèmes indépendants. La performance littéraire – volontairement ? – amrouchienne rejoint ainsi le message politique en ce que l’Unité ne se constitue que par la reconnaissance du Multiple dans la différence de toutes ses dimensions. L’œuvre littéraire est à l’image du monde, non par simple mimésis, mais par désir de faire preuve de démonstration afin de transformer l’utopie républicaine en « utopie concrète », si l’on souhaite faire référence à Ernst Bloch, c’est-à-dire une utopie inscrite dans ce que le monde a de plus concret et dont la réalisation n’est pas un rêve pieux.
C’est ce qui est merveilleusement illustré par David Roche. Ce dessinateur a fait le choix de représenter individuellement des habitants du quartier de Belleville occupant l’espace public, chacun-e ayant son activité qui participe à révéler sa personnalité différente des autres :
Ce jeune garçon qui joue avec son chien
ces femmes qui cassent la croûte sur un bout de trottoir ;
cet homme, seul sur son banc,
toujours en train de lire
éperdument.
Le Multiple fait cohésion et se réunit dans la dernière illustration qui nous révèle la vérité de la scène représentée : ces personnes sont toutes dans un même endroit et en même temps. La différence de l’expérience, et au-delà, de la personnalité de chacun-e ne nuit nullement à l’harmonie paisible et apaisante du tableau. La vérité du langage poétique est aussi vérité ontologique. Ainsi s’accomplit le miracle de la poésie qui devient le lieu où l’ouverture de la conscience sur soi et sur le monde n’empêche pas le ravissement du lecteur.
Une œuvre littéraire
Ce travail est donc aussi œuvre littéraire en ce que le langage poétique dialogue avec lui-même, inquiet des voies à suivre pour plus d’efficacité. Rejetant la « sensiblerie », il prône néanmoins de fonder son énoncé sur de « bons sentiments ». Le poème doit-il rendre compte des « latrines de l’âme » et oublier les « latrines » de l’Histoire ?
Les latrines pour moi sont objet d’épouvante
Rwanda, nous n’n’oublierons pas.
Les « bons sentiments » ne signifient donc pas oubli ou négation du passé et de ses horreurs qui sont toujours actuelles : « Inutile de trembler/ devant les matins bruns/ ils sont déjà là », mais une conscience aigüe du Réel et de la nécessité de garder son humanité face à lui. Rester humain en restant soi-même ! Mais qu’est-ce qu’être soi ? Qu’est-ce qu’être « je » ? Si Nabile Farès écrit : « Je dis Je. Au lieu de parler tout simplement. Je ne suis plus seul. Un autre vient (autre) (Autre) vient se loger en moi[2] », Virginie Brinker considère de même et dans un élan qui complète la célèbre formule rimbaldienne, tout en lui ôtant sa transcendance magique, que :
L’autre n’est pas
Pas plus que je ne suis.
Je suis un autre toi
et l’envers est bien vrai
Enthymème aristotélicien dans sa forme qui, plus que de rappeler la nécessité d’accepter la différence de l’Autre en tant qu’Autre, voit en l’Autre une partie du « Je » dont l’individualité « pure » – reprenons ce terme dont la péjoration est saisissable par tou-te-s – est relativisée au point de transformer, positivement et sans éluder sa liberté, le « je » en « nous » :
Je me révolte
donc nous sommes.
Par cette interpénétration des destins, des expériences et des identités, Virginie Brinker et David Roche illustrent parfaitement ce qu’est une culture vivante : une culture qui enregistre sa propre étrangeté aux autres mais aussi et surtout à elle-même et, par conséquence, s’inscrit dans le devenir et le changement permanents et non dans des clôtures qui, pouvant être sécurisantes, étouffent tout ce qu’elles retiennent dans leurs limites incarnées, au niveau de l’énoncé poétique, par la paronomase :
Quand l’identité
se conjugue au singulier
elle ne peut être que
nationale,
banale,
bancale.
[1] Virginie Brinker David Roche, Marianne, Paris, éd. L’Atelier des Noyers, 2017.
[2] Nabile Farès, Le Champ des oliviers, Paris, éd. Seuil, 1972, p. 67.
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