« Nous étions des amis… »
Par Ali Chibani
Entre document historique et fiction, basé sur de longues recherches dans les archives, Nos Richesses[1] est un roman qui défie le temps et l’oubli et qui, faisant acte de souvenance, livre un regard critique sur le présent de l’Algérie et le milieu éditorial parisien. Le troisième roman de Kaoutar Adimi s’inscrit dans le registre réaliste avec toutes ses caractéristiques : description d’une situation vraisemblable, affection du détail, dénonciation des injustices sociales et politiques et attrait pour des personnages issus d’un milieu social modeste…
Un roman réaliste
En vérité, Nos Richesses, écrit dans un style et un vocabulaire sobres, accessibles, et dans un rythme vivant et entrainant qui révèle beaucoup du plaisir qu’a eu son auteure à l’écrire, comme le prouvent aussi les passages en gras pour attirer l’attention du lecteur, oscille entre réalité et fiction. L’histoire se déroule à Alger, « à quelques pas d’un pont que se partagent amoureux et suicidés » (p. 209), précisément au 2 bis rue Hamani, anciennement appelée rue Charras, où Edmond Charlot ouvrit sa librairie appelée Les Vraies Richesses, en hommage au texte portant le même titre de Giono. Pour nous raconter l’histoire de ce libraire et de sa librairie, car dans ce roman les personnages sont inséparables du cadre spatial où ils vivent comme les signes sont inséparables du cadre de communication où ils sont utilisés, Kaoutar Adimi a écumé les fonds d’archives et a rencontré des connaisseurs de la vie et du parcours du libraire.
C’est sous forme de « Carnets » imaginaires que l’auteure a choisi de laisser Edmond Charlot présenter son parcours. Le libraire et éditeur s’exprime à la première personne dans un texte où l’auteure adopte la posture d’une archiviste alors que son personnage témoigne de son vécu, de ses sentiments, espoirs et déceptions dans un texte qui appartient au genre autobiographique. Kaoutar Adimi réussit à nous faire connaitre, dans ses grandes lignes, le parcours d’Edmond Charlot, l’origine de son projet de créer une librairie qui soit aussi une bibliothèque, une maison d’édition et une galerie d’Art, les difficultés à s’approvisionner en papier pendant la seconde guerre mondiale et pendant la période des succès parisiens, ou encore la férocité des éditeurs parisiens qui ont précipité la ruine d’Edmond Charlot : « Chaque jour, chaque nuit, on m’informe de malveillances à mon encontre de la part de nos concurrents. Ils rêvent de nous réexpédier à Alger. Nos auteurs sont sollicités. Nos fournisseurs harcelés. Les libraires résistent comme ils peuvent. Je ne fais pas le poids. Les éditeurs parisiens ont de l’argent, du papier, des réseaux. Et nous ? Des écrivains – les meilleurs –, de la volonté, mais ça ne suffira pas. » (p. 149-150) En cela, ce roman fait aussi œuvre d’actualité.
Ce qui est le plus passionnant dans ce livre est sans doute les rencontres imaginées ou inspirées par les souvenirs d’Edmond Charlot, le Journal de Jean Amrouche et d’autres documents cités en bibliographie entre le libraire et des figures majeures de la littérature méditerranéenne du XXe siècle comme Albert Camus, Henri Bosco, Garcia Lorca, Jules Roy… découverts par Les Vraies Richesses avant qu’ils ne soient captés par des éditeurs plus connus dont l’auteure ne cache pas la rapacité.
L’invitation
Le roman de Kaoutar Adimi alterne l’écriture des Carnets d’Edmond Charlot et le récit de la bataille livrée par les habitants de la rue Hamani à Alger pour sauver la librairie où trône la devise : « Un homme qui lit en vaut deux ». Ce temple de la littérature, habitée par une photo d’Edmond Charlot et une autre de ce dernier avec les amis qui l’ont accompagné dans son aventure, est repris par un homme richissime qui veut le transformer en boutique où son fils vendrait des beignets, ce qui n’est pas sans nous rappeler une perversion des lieux culturels en lieux de « bouffe » déjà dénoncée par Tahar Djaout dans Les Vigiles. Dans cette partie du roman, l’ironie de la romancière se fait tranchante. Il est d’une grande sévérité mais d’une très grande justesse sur la régression qui frappe l’Algérie où l’on ne s’intéresse à la littérature que tant qu’on annonce sa disparition. D’ailleurs, dans ce roman, la population ne veut pas sauver Les Vraies richesses par amour de la littérature mais par sympathie pour le vieux Abdallah qui la garde depuis des années et qui y tient comme un homme seul et malheureux tiendrait à la seule trace de son bonheur passé.
On aura compris que la description d’Alger et de ses habitants se teint aussi d’une forme d’empathie de la part de l’auteure qui décrit un peuple solidaire et généreux malgré les vicissitudes de l’histoire et malgré le pouvoir écrasant de la corruption et des services de renseignement qui surveillent Ryad. Ce dernier est un jeune étudiant ingénieur qui vit à Paris. Il a dû quitter Claire avec laquelle il a noué une relation amoureuse – l’envers des relations franco-algériennes sous la colonisation – pour aller vider la librairie de ses livres et de ses étagères avant de la repeindre. Sa rencontre avec le vieux Abdallah marque la rencontre de deux générations, une qui n’oublie pas et qui n’a pas appris à lire à l’école et une autre qui a appris à lire à l’école et qui ne veut pas savoir… « Même pour détruire il faut du piston… Pfff… Partout la même chose : piston et corruption. Partout ! Depuis le gardien de cimetière jusqu’au sommet de l’Etat » réagit Abdallah quand il apprend que Ryad, qui déteste lire, a eu son stage grâce à un réseau de connaissances.
Entre les Carnets de Charlot et le récit de la disparition actuelle de sa librairie, Kaoutar Adimi a choisi d’insérer des chapitres rappelant le contexte historique allant des années 30 au plasticage des Vraies Richesses par l’OAS en 1961. Un choix qui ralentit le rythme du récit mais qui peut être apprécié par un lecteur méconnaissant l’histoire de l’Algérie colonisée et qui donc peut aider à comprendre le défi relevé par Edmond Charlot et le courage de la ligne éditoriale pour laquelle il avait opté : « Un jeune homme mobilisé m’a demandé pourquoi je n’écrivais pas, moi qui aimais tant la littérature. Je n’ai pas osé lui répondre qu’écrire m’ennuie. Moi, j’aime publier, collectionner, faire découvrir, créer du lien par les arts ! » (p. 102). Le lecteur, quel qu’il soit, est frappé par la force suggestive de la création de Kaoutar Adimi qui établit des parallèles discrets mais efficaces entre le rapport à la culture et au livre sous la colonisation française et à notre époque en Algérie, entre Alger et Paris, deux villes qui ont leurs propres règles et qui écrasent quiconque désire les défier ou les changer.
En nous faisant vivre la disparition imaginaire de la librairie Les Vraies Richesses d’Edmond Charlot, Kaoutar Adimi réussit à susciter chez le lecteur l’angoisse du vide et peut-être le sentiment d’avoir commis une erreur parce qu’il ne se sera pas ou jamais intéressé à l’histoire sacrée de ce lieu avant de lire ce livre. On se rend compte de la valeur des Vraies richesses, notamment sa valeur symbolique de lien entre les peuples méditerranéens, et l’on comprend mieux l’invitation finale exprimée par l’auteure.
[1] Kaoutar Adimi, Nos Richesses, Paris, éd. Le Seuil/ Alger, éd. Barzakh, 2017.
Discussion
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Pingback: « Nos richesses » de Kaouther Adimi (Seuil, 2017) – Les miscellanées d'Usva - 11 septembre 2018