Impensés et héritages historiques dans Le Nez sur la vitre d’Abdelkader Djemaï
Par Ali Chibani
Le nez sur la vitre[1] est un roman qui reflète parfaitement le style de son auteur et sa personnalité. Ouvert sur le monde, réaliste et généreux, Abdelkader Djemaï aime à s’intéresser aux histoires des gens simples qui deviennent une fenêtre ouverte sur l’Histoire, ses déchirements, ses lourds héritages et ses espoirs.
La vitre, impossibilité du lien ?
Le Nez sur la vitre est l’histoire d’une communication rompue entre deux hommes qui s’aiment. Un cinquantenaire, immigré algérien vivant dans le Midi de la France, n’a plus de réponse aux lettres qu’il envoie à son fils âgé de vingt-sept ans. Il veut le retrouver pour connaitre les raisons de ce silence.
Relatant le voyage qu’il fait de chez lui à la prison où est retenu le fils, le narrateur omniscient offre des descriptions des paysages, des villes, des voyageurs d’une précision telle qu’on peut en trouver – à d’autres fins – dans les romans de Jules Verne. Les multiples comparaisons qui émaillent ces descriptions donnent au texte un aspect poétique : « L’autocar […] scintillait comme une carafe de cristal éclaboussée de soleil. » (p. 15)
Les descriptions altèrent le rythme du récit. Les pauses et les scènes mettant en lumière les agissements des voyageurs se multiplient et s’enchevêtrent. De fait, les passages descriptifs et narratifs se nourrissent et se suspendent les uns les autres. Le lecteur éprouve ainsi les mêmes sentiments et les mêmes préoccupations qu’une personne faisant un long voyage : tantôt il profite des moments d’arrêt, observe avec curiosité le monde qui l’entoure pour passer le temps ou pour s’émerveiller, tantôt il est pressé d’arriver à destination et donc de connaitre la fin de l’histoire.
N’oubliant pas de faire connaitre les sentiments et les sensations de ses personnages pour que leur voyage dans le bus soit aussi vécu par le lecteur, Le Nez sur la vitre est le récit d’un destin anonyme mais non pas singulier, dans un tableau de l’époque contemporaine où la distance que semble prendre le narrateur dissimule mal la lucidité de l’auteur.
Silences et héritages
Le départ du père nous rappelle une vérité humaine assez cruelle : toute rencontre et toutes retrouvailles exigent leur lot de séparations préalables. Ainsi le père s’en va-t-il laissant sa femme en pleurs :
Il n’avait pas pris grand-chose avec lui, des fruits, des gâteaux et du linge propre préparé par sa femme. Il l’avait surprise en train de pleurer dans la cuisine. Elle ne parlait pas beaucoup, mais il savait qu’elle avait autant mal que lui. (p. 16)
Le titre du roman est polysémique. S’il peut renvoyer à ce geste que tout voyageur a eu à faire, c’est-à-dire à poser sa tête contre la vitre et à rêvasser ou à regarder le paysage d’un œil distrait, il rappelle aussi la distance qui a toujours existé entre le père et son fils. Illustration d’une attitude maghrébine où dire ses sentiments à un parent ou un fils est tabou ou métaphore mettant au jour la cassure intergénérationnelle résultant des violences coloniales ? Fort probablement les deux explications sont-elles valables et se rejoignent-elles en ce qu’elles sont l’illustration des héritages impensés dans l’histoire et les cultures nord-africaines :
Sur la route qui lui livrait, par à-coups, des maisons, des châteaux d’eau, des étendues de vignes, des paysages inconnus, il pensait une fois encore à son fils. Il se disait qu’ils ne s’étaient pas beaucoup parlé. Lui, il n’avait pas eu besoin de mots, de phrases avec son père, c’était comme ça, ça avait toujours été comme ça, ils se comprenaient malgré le dénuement et la solitude du douar. Il avait cru que les choses allaient d’elles-mêmes, que ce serait pareil avec son petit, que cela se ferait naturellement. Puis le temps avait passé et il s’était brutalement aperçu qu’une distance les avait, sans qu’ils le veuillent, peu à peu séparés, éloignés l’un de l’autre. C’était comme si son fils se tenait derrière une vitre épaisse, qu’il pouvait seulement le voir, le sentir bouger dans la lumière et dans le silence qui l’enveloppait dans un grand manteau noir. Une vitre froide et impitoyable sur laquelle il avait collé son nez qui l’empêchait de lui dire quelques mots, de le toucher, de le serrer dans ses bras. Dans cette histoire sans paroles, il ressemblait, comme disait sa mère, au muet qui confiait à un sourd qu’un aveugle les regardait. (p. 23-24)
Ce père qui est si sensible aux gestes et à la présence des anonymes qui voyagent avec lui et qui tient compte de leur humanité pense vivre sans jamais avoir été pris en compte par son propre fils, un pressentiment démenti par la conclusion tragique de ce roman.
Rêveries et mémoire douloureuse
Le silence entre le père et son fils est une réplique du silence du grand-père, comme on le découvre à travers les analepses qui décrivent l’enfance du personnage principal. Alors que le Setra Kassbohrer 215 HD avance dans le Midi de la France, un deuxième bus surgit dans le roman. Il est moins moderne, et beaucoup moins confortable que le premier. Le « vieux Saviem S 45 qui sentait le gas-oil, la sueur et la pauvreté » (p. 27) nous fait voyager dans l’histoire du père et de son géniteur sous la colonisation française en Algérie. Il n’est alors plus question de rêveries comme pouvaient s’en offrent les voyageurs français, mais de mémoire douloureuse d’un homme qui se souvient de la mort de son père qui n’a eu de cesse de travailler pour un salaire dérisoire et dont le fils prend la place avant d’émigrer. Le chronotope de la route change aussi dans un texte où le « temps se condense alors que l’espace s’intensifie pour une meilleure fusion des deux » :
Perdu dans la steppe, le douar, qui n’avait ni école ni électricité, commençait à échapper à l’obscurité parfois pareille, disait sa mère, à la bouche d’un ogre. Ils quittèrent la maisonnette en torchis et empruntèrent la ruelle en terre battue jusqu’au goudron où le Saviem, dépourvu de radio et de confort, n’allait pas tarder à marquer un arrêt. En face d’eux, autour d’une éolienne rouillée, des nomades avaient, au milieu de la poussière et des chiens, planté leur campement. (p. 28)
Ce décor est antithétique de celui où évolue l’immigré à la recherche de son fils : « le Setra s’était doucement faufilé dans l’aire d’autoroute bordée de buissons et d’arbres. » (p. 32)
Au fil de la narration alternant le récit du voyage du père et le récit de son passé en Algérie, chaque récit devenant la métaphore qui reformule l’autre récit avec lequel il fusionne dans la conscience du père. Un mouvement circulaire de métaphores se crée mettant en place une clôture de sens mortifère. A titre d’exemple de ce mouvement circulaire de métaphores, on peut renvoyer à ce « film catastrophe » qu’a vécu le chauffeur du Setra Kassbohrer 215 HD, qui le rapporte à ses voyageurs, sur un enfant qui échappé à ses parents allant traverser l’autoroute au risque d’être renversé par une voiture : « Le chauffeur ne savait pas par quel miracle le gamin avait échappé aux voitures et aux poids lourds qui avaient failli l’écrabouiller comme un œuf. » (p. 44). Cette anecdote est une double-lecture du parcours du personnage principal qui a changé le destin auquel la colonisation devait le condamner et auquel il échappe dans sa jeunesse en partant en France où il fonde une famille.
Néanmoins, le salut du père semble, à la lecture de la fin du roman, une victoire provisoire que son fils va payer à sa place, nous rappelant que le silence n’efface pas les traumatismes historiques, ni l’effet des héritages impensés.
[1] Abdelkader Djemaï, Le Nez sur la vitre, Paris, éd. Le Seuil, coll. Points, 2004.
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Pingback: Entretien avec Abdelkader Djemaï | La Plume Francophone - 17 juillet 2017