Écrire en empathie
par Virginie Brinker
A mi-chemin entre le conte et le court roman du quotidien, Le chat de madame Michel d’Abdelkader Djemaï donne à voir une écriture que l’on pourrait qualifier d’empathique, qui était déjà celle mise en œuvre dans Gare du Nord[1], épousant parfaitement, entre humour et tendresse, la vision du monde du personnage mis en scène, Roselyne Michel, tout en laissant se déployer l’art de conter et de jouer avec les attentes de lecture.
Roselyne et les chibanis
Le personnage, une veuve d’un certain âge, bon pied bon œil, ne manque d’abord pas de nous rappeler les trois chibanis de Gare du Nord, présentés comme de bons vivants : « Ils croyaient au Très-Haut, mais buvaient leur bière sans grand remords et même avec plaisir[2] ». Roselyne, quant à elle, est décrite en ces termes, très semblables : « Elle avait un bon coup de fourchette, l’œil encore frais, le sommeil suffisant et l’âme pas trop tourmentée. Elle n’allait dans les églises que pour les mariages, les baptêmes, les communions ou pour les enterrements[3] ». Même impression aussi sur le lecteur, à la découverte de ces deux courts récits, d’une indulgente et respectueuse tendresse du regard porté sur les protagonistes, des personnages qui se contentent de peu et partagent ensemble les petits bonheurs du quotidien, des anonymes d’une humanité toute moyenne et pourtant si universelle.
Autre écho souterrain au court roman de 2003, la relation de potentielle filiation entre les pompiers et Roselyne, ceux-ci étant souvent comparés à ses petits-fils, ce qui rappelle les rapports entre Med et les chibanis, et met à jour des relations apaisées entre les générations. Ecrivain public et figure métatextuelle évidente, Med délivre en outre un certain nombre de clés de lecture concernant la poétique de Gare du Nord. Proche des chibanis, « ils lui confiaient des bribes, des morceaux de leur existence qu’il couchait avec soin sur le papier […]. Il était leur interprète, leur intermédiaire, le fils qu’ils auraient peut-être aimé avoir[4] ». On peut retrouver cette même pudeur et délicatesse sous la plume du scripteur lui-même lorsqu’il évoque les souvenirs de Roselyne. Dans Gare du Nord, nous savons en outre que Med nourrit le projet d’écrire un livre sur « tous les Chibanis de Barbès-La Goutte d’Or[5] », « un livre simple et limpide où ils seraient comme chez eux. Un roman sans graisse et sans prétention qui les accueillerait avec leurs forces, leurs fragilités, leurs tatouages, leurs rides et leurs rêves[6] ». Ce livre, ce pourrait être aussi celui que nous avons sous les yeux, Le chat de madame Michel, et dans cette passerelle entre les doux vieillards de la gare du Nord et cette vieille dame charentaise dans son jardin se joue une promesse, enfin réalisée par l’écriture, d’équité et de grande humanité.
Une écriture « plate » ?
Si l’humour peut être présent (cf la narration des ébats amoureux du couple sauvé par les pompiers), la bienveillance qui permet au texte de se saisir du personnage de la vieille dame passe, pour dire l’anecdote et le quotidien, par une forme d’ « écriture plate », pour parler comme Annie Ernaux. Le texte est en effet marqué, malgré le deuil lancinant du mari, Guillaume, le grand présent-absent du récit, par une absence évidente de pathos. La mort est narrée avec rapidité et poésie : « les flocons s’étaient mis lentement à voleter dans l’air[7] ». Synonyme d’« écriture minimaliste », l’« écriture plate » d’Annie Ernaux recherche en effet l’impassibilité comme système de défense contre l’impudeur romanesque. Annie Ernaux a ainsi fait de La Place un manifeste, rompant avec la fiction, la mise à jour des affects, limitant la narration aux faits, aux signes : « Le seul moyen juste d’évoquer une vie, en apparence insignifiante, celle de mon père, de ne pas trahir (lui, et le monde dont je suis issue, qui continue d’exister, celui des dominés), était de reconstituer la réalité de cette vie à travers des faits précis, à travers des paroles entendues […]. Il n’était plus question de roman, qui aurait déréalisé l’existence réelle de mon père, plus question non plus d’utiliser une écriture affective et violente, donnant au texte une coloration populiste ou misérabiliste selon les moments. La seule écriture que je pensais « juste » était celle d’une distance objectivante, sans affects exprimés, sans aucune complicité avec le lecteur cultivé […]. C’est ce que j’ai appelé dans La Place « l’écriture plate », celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. Ces lettres auxquelles je fais allusion étaient toujours concises, à la limite du dépouillement, sans effets de style, sans humour, toutes choses qui auraient été perçues par eux comme des « manières », des « embarras »[8]. »
Le tragique des existences (la perte, la mort…) semble rapidement évacué par Djemaï, sans doute le même souci de ne pas tomber dans l’impudeur, tout en manifestant un profond respect vis-à-vis des personnages. Pourtant, plus que l’absence de pathos, ce qui semble caractériser cet écriture est véritablement de nature empathique : Djemaï réussit le tour de force de nous donner à voir et sentir le monde par le prisme d’une vieille dame sans histoire(s). Mais, contrairement à Gare du Nord, la narration se fait ici plus malicieuse et distanciée. Le titre de l’ouvrage introduit cette distance (notamment par l’absence de majuscule à « madame ») et en ouvrant un horizon d’attente enfantin, lié à la comptine. De même, le moteur de l’action est le sauvetage du chat par les pompiers, tout comme celle-ci se referme une fois que ce dernier est écrasé par ses sauveurs. Ce renversement qui instaure une distance vis-à-vis de l’intrigue, tout comme la mention récurrente du « heureux hasard » qui préside au déjeuner dominical qui nourrit l’intrigue, tout ceci donne à voir la narration du Chat de madame Michel comme un tour de force stylistique indéniablement maîtrisé.
Jeux de pistes
Le dernier paragraphe de ce court roman donne à relire l’ensemble à l’horizon du conte, rompant avec le cadre spatio-temporel déployé au fil des pages, celui du repas du dimanche avec les pompiers (« Il paraît qu’au paradis[9] […] »)), et mettant à distance le réalisme du texte qui a précédé (« en se racontant une drôle d’histoire. Celle d’un déjeuner sous le tilleul d’un jardin avec de sympathiques pompiers[10] »). La relecture à rebours permet ainsi de mettre à jour tout l’art du romancier qui a su ménager les deux fils d’interprétations tout au long du récit : la parfaite illusion de voir le monde à travers les yeux de cette vieille dame esseulée et veuve, tout comme un récit merveilleux, celui qu’un couple de défunts pourrait se raconter.
La confusion entre les règnes animal, (humain) et végétal en est le premier instrument. Le premier chapitre qui narre la quasi-noyade de l’Amiral, le chat de madame Michel, est assez représentatif de cela puisque les termes utilisés sont ceux de la personnification (les « longues moustaches blanches » pouvant être aussi celles d’un vieillard ») dont la fin de l’épisode lèvera l’ambiguïté par la mention du statut animal de la victime. De même, le jardin, les plantes, les fleurs sont systématiquement personnifiés, et les animaux parfois réifiés[11]. Tout se passe comme si la nature et l’homme ne faisaient qu’un dans une grande continuité des règnes, comme on peut l’imaginer dans l’esprit solitaire et déserté d’une vieille dame, tout aussi bien que dans les représentations du paradis après la mort. Il en va de même pour l’importance des sens, en particulier l’odorat, la vue et l’ouïe, qui déterminent le rapport de Mme Michel au monde, un rapport qui dit le vide et l’absence des hommes mais aussi de l’échange et du toucher, depuis la mort de Guillaume ; mais aussi peut-être une autre modalité d’appréhension du monde, que l’on imagine être celle des défunts, une forme de communion plus directe et immédiate avec le monde.
En outre, le roman ne compte quasiment aucun passage au discours direct dans un texte qui est pourtant censé relater une rencontre et une discussion autour d’un repas. Même les scènes où Mme Michel voit sa fille, Yolande, ou une amie, Madeleine, ne sont pas propices au dialogue. C’est de loin le discours narrativisé et, dans une moindre mesure, le discours indirect libre qui l’emportent. Mme Michel apparaît ainsi comme essentiellement seule, cantonnée à son rôle d’écoute et d’observation, mais cela permet aussi de trancher avec l’illusion mimétique qui aurait imposé l’échange au discours direct.
De même, de façon certainement très révélatrice, la relation texte-image dans l’ouvrage n’est pas commune : l’image, notamment sa fonction illustratrice avec laquelle on joue, précède systématiquement le texte. Tout se passe comme si le caractère de « représentation » de l’écrit primait sur sa fonction référentielle, contribuant à faire de lui un conte polysémique célébrant tout à la fois la sagesse de la maturité, la simplicité des rapports humains, la magie du quotidien et la proximité entre la mort et la vie.
[1] Abdelkader Djemaï, Gare du Nord, Paris, Seuil, « Points », 2003.
[2] Ibid., p. 16.
[3] Abdelkader Djemaï, Le chat de madame Michel, Paris, Le Croît Vif, « Imaginaires », 2014, p. 82.
[4] Abdelkader Djemaï, Gare du Nord, op. cit., p. 68.
[5] Ibid., p. 70.
[6] Ibid.
[7] Ibid., p. 16.
[8] Annie Ernaux, L’Ecriture comme un couteau, Paris, Stock, 2003, p. 34-35.
[9] Ibid., p. 115.
[10] Ibid., p. 115.
[11] « l’Amiral ressemblait maintenant à une grosse figue molle et noire » (p. 24), par exemple.
Discussion
Rétroliens/Pings
Pingback: Entretien avec Abdelkader Djemaï | La Plume Francophone - 17 juillet 2017