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Guy Tirolien et Léon G. Damas : deux antillectuels mémorables

Guy Tirolien et Léon G. Damas : deux antillectuels mémorables

Par Kathleen Gyssels

Aujourd’hui, le 14 novembre 2016, je parle à la Guadeloupe sur Canal Dix des « déboires » de Léon-Gontran Damas. Après avoir discuté avec M. Zandwonis de l’importance du Guyanais pour la littérature caribéenne, une spécialiste du diabète explique aux auditeurs les mesures à prendre pour ne pas développer le diabète, une maladie mortelle qui frappe fort la société antillaise, grande consommatrice de sucre. Curieux symptôme que cette maladie touchant une population dont les ancêtres, majoritairement, ont produit la canne à sucre.

tirolien

Photo D.R. collection privée famille Tirolien (Ile en île).

Le poète guadeloupéen Guy Tirolien, dont 2017 marque le centenaire de sa naissance, était une des nombreuses victimes de cette maladie. Cofondateur de la revue Présence Africaine et du mouvement de la Négritude, le Marie-Galantais était l’ami de Léon-Gontran Damas, d’Albert Béville (Paul Niger) et de René Maran. Guy Tirolien a vécu la plupart de sa vie hors de son île natale, et lorsqu’il meurt en 1988, on avait quasiment oublié le poète. Comme Damas (1912-1978), Tirolien avait connu l’exil à Paris et la précarité et avait miné sa santé au fil des ans, le mauvais régime n’arrangeant rien. Damas, pareillement, meurt à cause d’une autre maladie, à Washington, ayant ruiné sa santé par l’alcool et le tabac. L’un et l’autre avaient la santé fragile, mais les conditions de vie n’étaient guère faciles pour les exilés antillais et africains en « métropole », voire en Afrique (où Tirolien s’installa). Ainsi, Damas croque dans Black-Label (1956) son autoportrait, évoquant le « riz mariné d’alcool », logé dans une mansarde où la neige entre l’hiver et où il cuit l’été[1]. Au logement insalubre et aux repas misérables s’ajoutent son penchant pour le « Black Label » et la cigarette qui n’apaisent que momentanément de la vie rude.

Toute sa vie, le Guyanais en retrait du mouvement de la négritude lutta contre le racisme ambiant dans la société européenne et contre l’iconographie pérenne du sujet noir toujours épinglé par la couleur de sa peau (« Pigments », 1937). La stéréotypie négrophobe lui donna des « Névralgies » (titre du dernier recueil publié de son vivant, 1966). Audacieusement, il mit les pieds dans le plat et mena plusieurs actions moins pour se rendre célèbre lui-même que pour faire découvrir d’autres amis et amies autour de lui. De fait, il eut à cœur de faire connaître les voix de la protestation afro-antillaises et malgaches, indo-chinoises et réunionnaises. Réunissant des poètes de quatre continents s’exprimant en français, Damas était précurseur des nombreux anthologistes qui s’efforcent de faire connaître ces auteurs trop méconnus. Dans la section « Guadeloupe », Guy Tirolien y est présenté comme suit :

Guy Tirolien, qui est avec Paul Niger le plus jeune des poètes guadeloupéens, manifeste une personnalité qui ne pourra que s’affirmer avec le temps. La nature de sa muse est complexe : naïveté et vigueur s’y conjuguent harmonieusement. L’âpreté n’en est pas exclue, bien au contraire[2].

Si Damas attire l’attention sur l’influence senghorienne sur Tirolien, les trois poèmes choisis attestent de son propre impact sur le Marie-Galantais. En effet, c’est par le style et la forme, la thématique aussi que les deux confrères se retrouvent dans l’art lyrique. Le sentiment amoureux se décline ainsi dans « Black Beauty » et « L’âme du pays noir ». Ce dernier poème, contrairement à ce que laisse penser le titre, est une évocation du pays natal perdu à travers la beauté féminine qui le foudroie[3], Léopold Sédar Senghor ayant donné l’exemple avec « Femme nue, femme noire ». Imprégné de différentes sources, Tirolien m’évoque « Ils sont venus [4]» dans ces vers :

Les rythmes sourds

Les mains frappées

Les lentes mélopées

Dont s’enivrent là-bas au pays de Guinée nos sœurs

Noires et nues

Et font lever en moi

Ce soir

Des crépuscules nègres lourds d’un sensuel émoi[5]

De même, « Variation sur un thème de souffrance (vécue[6]) » se raccorde aisément au thème de l’attente de l’amoureux qui désespérément tourne en rond dans l’espace clos ou dans un « étroit café » :

et je m’enfonce dans la profondeur de mon amertume, comme fait l’explorateur

dans la solitude sans espoir des neiges inviolées (…)

encore un roussi pou monsieur ?

je pense à toi que l’impatience doit nouer là-bas sur quelque quai de gare

et ma nervosité se cogne la tête aux murs de cet étroit café[7]

Tirolien, l’amoureux, est aussi un militant panafricaniste : avec Sékou Touré et Madeira Keita, il fonde en Guinée le Rassemblement démocratique africain (RDA) et, de retour en Guadeloupe, après des années au Gabon et de nombreux voyages en Afrique, c’est le Groupe de réflexion et d’action (GRA) qu’il anime. Resté célèbre pour « Prière d’un petit enfant nègre », il doit à Damas d’être publié. Après une première Anthologie (qui précède celle de Senghor, publiée au Seuil en 1947), Damas en publie une seconde, regroupant 106 poètes de la diaspora noire[8]. Dans les années soixante et soixante-dix, les deux hommes étaient des panafricanistes et des réalistes quant aux réelles avancées dans l’entente d’une Afrique si composite et balkanisée. En littérature, Tirolien et Damas protestent contre le négrisme et le tropicalisme des lettres antillo-guyanaises, contre l’exotisme encore très en vogue en France. Avec Suzanne Roussi, l’épouse d’Aimé Césaire, ils tournaient le dos à une pratique littéraire qui cible le public étranger, le lecteur « franco-français » (« Hoquet ») qui en redemande : le doudouïsme et l’exotisme ont la cote, à son corps défendant, dans la sélection de voix poétiques réunies dans Latitudes.

Dans « Sur une carte postale », Damas anticipe sur les modalités et les risques des lieux de mémoire : il s’alarme contre le discours patriotique qui fait qu’on pleure seulement ses héros, et non pas ceux de l’autre côté de la frontière. Pourfendant la rhétorique nationaliste, il ne cache pas non plus que les boissons fortes allument davantage cette ferveur et cette soif de vengeance le long de la frontière franco-allemande. L’alcool, parfois fabriqué par des distilleries qui, de par leur localisation en Alsace-Lorraine, changeaient de camp, sert par ailleurs de pansement des blessures invisibles des Allemands et des Français. Pareillement déplorée est l’absence de « Monument aux morts » dans son propre pays (parsemé par contre de « ruines à ciel ouvert », les bagnes) qu’il aimerait « dynamiter[9] ». Surréaliste et lecteur d’affiches « Banania », Damas s’insurge de l’emploi de cartes postales pour toutes sortes de propagande et de publicité, vantant les DOM comme des coins du paradis.

Un demi-siècle après, le « fils de trois fleuves » s’agacerait sans doute de nos publicités actuelles : telle page du Nouvel Obs’ promet une croisière au cœur de l’Amazonie. Ponant, agent de voyage haut de gamme[10], promeut parmi les attraits majeurs de la Guyane, la faune et la flore, presque devant la population indigène. Qui plus est, quarante ans après la mort de l’enfant du pays du Retour de Guyane, la hiérarchie entre les trois départements d’outre-mer français demeure : le voyage démarre à la Martinique, île-soeur qui devance la Guadeloupe, laquelle devance l’enclave française sur le continent latino-américain…

De son côté, Tirolien explorait à dos de chameau le désert malien et tchadien, embrassant l’Afrique dans son cœur, bâtisseur de ponts entre l’Afrique et sa diaspora. Lui et Damas auraient été des passants panafricanistes entre les Africains du continent et les îles, relativisant la « hiérarchie » entre colonisés qui attisait la discorde (contre laquelle Fanon mit déjà en garde). Surtout l’imitation du Français en tous domaines, inculquée par l’école et l’église, leur paraît un leurre contre lequel ils protestent vigoureusement. Dans « Réalités[11] », Damas donne le ton à Tirolien qui renchérit avec force :

non je ne suis pas cette idole

d’ébène

humant l’encens profane

qu’on brûle

dans les musées de l’exotisme

je ne suis pas ce cannibale

de foire

roulant des prunelles d’ivoire

pour le frisson des gosses[12]

Célèbre pour « Seigneur, je ne veux plus aller dans leur école », Tirolien fait comprendre les dégâts, voire les ravages de programmes d’enseignement primaire et secondaire sans égard pour la culture créole. Son poème retentit fortement avec le poème le plus célèbre de Damas : « Hoquet » (tiré de Pigments), tant le garçon se voit imposer tout un nombre de « bonnes manières » dont l’usage du « français de France », le « français français ». Avec « Hoquet », c’est le bilan d’une éducation désastreuse à chaque niveau qui est dressé: un complexe d’infériorité du négrillon, un dédain pour ses « racines », titre de la revue que va animer son fils cadet, nommé comme il était d’usage encore dans les familles antillaises, Guy Tirolien fils. Mais surtout, les deux poètes s’abreuvent au jazz et rendent un vibrant hommage à une légende vivante, Louis Armstrong. Damas lui dédie « Shine », tandis que Tirolien compose « Satchmo », le surnom sous lequel les Américains le connaissaient.

« Shine », poème que Damas dédie à Louis Armstrong, est un vibrant hommage du Guyanais à une légende vivante du jazz. Or le poète refuse de porter aux nues l’artiste consacré, celui qui jouit de sa gloire. C’est au contraire le son lancinant de la trompette qui sourd dans le titre au titre significativement anglais. Le poète se fait l’écho de cette voix sifflante, qui fait entendre l’étirement du souffle, qui supprime tout ce qui est superflu dans la jazz performance. Le jazzman et l’art africain-américain sont vénérés comme une communication quasi-mystique avec les absents et les aïeux, avec l’invisible et l’immatériel. Déjouant l’attente du lecteur, exaltant davantage le silence et la sueur qu’il faut pendant ces longues soirées de divertissement dans les bars de nuit et concert-hall, le poète souligne l’effort qui lui en coûte d’en jouer, ainsi que le spectre des  « lévriers » à la poursuite du Nègre marron. Autrement dit, le passé refoulé, le traumatisme du lynchage s’impose pendant qu’il écoute le souffle d’Armstrong. Sans qu’il ne donne un indice de la pièce jouée, le poète met en relief la disjonction entre la mutité vocale et l’aspect brillant du visage. La peau indigo, le cuir chevelu se muséifient quasiment pendant le spectacle qui fait vibrer le poète-spectateur. Le jazz est une complainte pour les disparus, une mélopée pour les lynchés, une prière pour les morts de « malemort ». Ce travail sur le son et le souffle, cette parole en creux et cette prothèse de la voix sont des caractéristiques de la poésie damassienne. C’est ce que son second préfacier (après Robert Desnos), le Belge Robert Goffin, spécialiste du jazz et ami d’Armstrong, a très bien compris. Préfaçant Pigments, il souligne combien la poésie de Damas s’accorde au jazz. Ses poèmes au registre majoritairement grave et triste (saudade, blues, boléro de la Cubaine Mahlia dans Black Label) s’accompagneraient bien de morceaux de jazz, voire de rap ou de dub poetry.

Dans « Shine », le visage d’Armstrong devient un « masque de mort ». « Shine » m’évoque « shrine », soit le cadre qui tient ce masque de mort. Par la brillance au sens littéral – l’effet provoqué par la sueur sur le visage de l’artiste qui se donne à fond – et au sens figuré – le talent, la virtuosité, le génie –, « Shine » signifie la face cachée de la performance artistique africaine-américaine. Elle sublime d’anciennes douleurs, des souffrances indicibles, et phonétiquement évoque le souffle essoufflé du nègre marron poursuivi par la horde des chiens. Signalons enfin que Damas voue un culte morbide à l’écrin et au coffre dans lequel dorment tantôt la bouteille, tantôt le kor de l’être cher. Le contenant qui retient les ossements, les « remains » de l’être ou de l’objet cher, sert de métaphore à une subjectivité ligotée par les entraves coloniales.

De même, Tirolien partageait les « maux » de Damas[13] et se soignait à la musicalité des Amériques noires. Ainsi, il dédia un long poème à l’Idole du jazz africain-américain. C’est par contre le surnom anglais, largement incompris par le public français, qui servira ici de titre. Armstrong dut son surnom à « satchel-mouth », littéralement « bouche-sacoche » :

Satchmo

non

ne fermez pas l’oreille

aux hoquets aux sanglots

aux subtils glissandos

à la stridence à l’insistance

à la cadence

des blues

–  swingués oh !

par la trompette de Satchmo

plainte étouffée dans le gosier

du noir lynché

glouglou du sang

glissant

sur les courants puissants

du fleuve

Mississipi

Mort dix ans après Damas, Guy Tirolien resta l’un de ses rares amis fidèles. Car il en avait aussi perdu beaucoup, souligne Lilyan Kesteloot, par son côté franc-tireur. De fait, aucune trace de lui dans les nombreuses publications de et sur Langston Hughes, Robert Desnos, André Gide. Reste toutefois le vibrant hommage d’amis : Aimé Césaire, René Depestre, Jean Métellus, Daniel Maximin. Tirolien s’afflige de son sort, complice. En écho à Langston Hughes, « We are afraid », il l’apostrophe:

Pauvre Gontran, mon camarade, mon frère

En noctambulerie !

Nous étions deux palmiers défeuillés

Et replantés en plein asphalte parisien.

[…] où est-il,

Le temps des martini-citron

S’étageant en pyramides

À la terrasse du Biarritz[14] ?

Si Tirolien a dû être au courant de ses années peu paradisiaques, s’il a été le confident du poète orphelin qui sublimait dans sa poésie tant de douleurs encore à ébruiter, tant de tabous encore à briser, il devient licite d’hypothéquer que l’oubli de Damas peut en partie être lié au passé et au traumatisme. Son envie de mettre sur la sellette les abus d’autorité de figures coloniales (le missionnaire et le curé, l’instituteur et le béké…) a été auto-censurée, autre raison du relatif dédain du troisième homme de la négritude. Le fait est qu’au sein des Martiniquais, autrement si manifestes et enclins à la re-canonisation, Damas n’est pas du tout un météore[15].

damas

© Présence Africaine Éditions, D.R.

À l’heure de procès de pédophilie à Cayenne et ailleurs dans les ex-colonies comme dans la vieille Europe, l’on mesure l’actualité de ses dénonciations. Avec « Sa vie de fille soumise », Damas avoue qu’il n’est en réalité qu’un « homme » à demi, gardé par des « Anges en cornettes blanches[16] ». Celles-ci ont tout fait (« pour qu’un jour / tout aille / aille », écho onomatopée et finale au subjonctif dégradée dans le poème « Ils ont ») pour qu’il grandisse en créole incapable de « pleinement jouir[17] ». L’enfant grandit, toujours « épié », jamais à l’abri du regard du maître. Son « infirmité à pleinement jouir », soit de vivre « intensément » les plaisirs du corps et du sexe était inscrite en creux dans le pronom neutre du « ça » (« Hoquet »). La forte connotation sexuelle s’installe, en effet, dans ce poème « initial » qui vaut comme carte postale de l’éducation antillaise : le « ça » interdit par la mère autoritaire à son « fils » du « Père » correspondrait dès lors à la répression de « tous ces riens qui font une âme euphémiquement créole[18] ». De plus, aux côtés de la mère qui prêche qu’il est le « fils du Père », il y a l’assistance des « miteux / des mités[19] », soit ceux qui portent des mitres, les « sorciers en soutane » (« Il me souvient »).

Dos à dos s’opposent une morale judéo-chrétienne, une orthodoxie très catholique, d’une part, et l’ébauche d’autres constellations sensuelles et érotiques. Or, ces mêmes « Pères » qui veillent sur le « ça » et le « tololo » (créole guyanais pour le sexe masculin), se comportent en « pères d’église » ou faux-pères proclamant des demi-vérités et des demi-mensonges. Ils bannissent le « Fils du Père » (soit l’enfant naturel, le bâtard né hors du mariage qui semble stigmatisé dans « Hoquet ») tout en abusant leurs ouailles, tout en agressant sexuellement leurs disciples. Non seulement le poète touche à des complexes de pigmentations et de bâtardise – les enfants naturels étant légion en milieu matrifocal –, il suggère que les parents sont de mèche avec ceux qui ont le pouvoir (l’Église, l’École). Né d’une « passe » avec le béké concupiscent, l’Antillo-Guyanais se détourne logiquement de la dévotion chrétienne qui inculque de surcroît que le blanc est supérieur au noir, couleur du diable, et donc incriminant d’office le Noir d’actes criminels et démoniaques. L’hypocrisie éducative, l’éducation sexuelle à double « tranchant », les garçons se comportant comme des « coqs », pendant que les filles sont des « sainte-nitouche » engendrent des couples peu préparés à durer. Iconoclaste, il désigne l’évangile comme texte faisant autorité et qui dénature les rapports entre homme et femme, et à plus forte raison combien les écritures saintes ont interdit l’amour interracial, le couple mixte. Dans « Contre notre amour qui ne voulait rien d’autre », les prophètes de l’Ancien Testament sont responsables de l’interdit du couple mixte (à plus forte raison entre individus du même sexe). Cette bataille-là, ce sera sa compatriote et héritère, la pasionaria Christiane Taubira qui la remportera en 2013 avec le « mariage pour tous ».

Au cœur d’une société répressive, Tirolien et Damas ont appris une double nature, une identité fausse : non seulement il s’agit de déguiser ses « instincts », de brider, – verbe à connotation animalière – la sexualité de l’homme de couleur, mais d’assumer qu’il « s’étiole ». Le verbe et le syntagme corporels redoublent l’inconfort dans « les reins non plus rouillés / mais débridés / ceints de rage rentrée », selon l’inédit de Damas, Mines de rien (sorti sous un nouveau titre : Dernière escale[20]). Insomniaque, « l’antillectuel [21]» se découvre dans le miroir les « yeux rougis lourds d’insomnie[22] ».

Enfin, une différence de taille serait d’ordre spirituel. Là où Tirolien rencontra le Negus Haïlé Sélassié, Damas reste allergique à toute dévotion. Tirolien puisa dans la rencontre avec le fondateur du rastafarisme[23] une autre source de résistance au système colonial, tandis que Damas se détourna de cette foi alternative. C’est à peine s’il a son regard tourné vers les orishas et les macrumba du Brésil. Damas se remet aux esprits ancestraux et aux divinités yoruba qui ont migré vers le Nouveau Monde.

Avec son allergie aux doctrines sectaires, les mesures disciplinaires remises en cause par Michel Foucault et Gilles Deleuze, Damas a horreur des sociétés d’enfermement (prison, hôpital, usine, école, famille) où l’on range les indésirables, pendant que dans la société normative on encourage le « concours, le mérite agricole, le quitus, le viatique, le bon point, le pourboire, la médaille[24] ». C’est dans la compétitivité et la rivalité qu’on alimente la « discorde », semble-t-il dire, signalant que plus de bourses ont été accordées aux Antillais qu’aux Guyanais[25]. Il pointe du doigt quelque chose qui éclate au grand jour à l’heure de la crise guyanaise : en avril 2017, les Guyanais sont en rage contre la répartition des moyens et subventions métropolitains, toujours moindres pour leur territoire. Retour de Guyane dressa déjà en 1938 un bilan de la présence française : à la mauvaise gestion de la colonie et aux séquelles de l’esclavage et du bagne dans la mentalité guyanaise s’ajoutent un « complexe de supériorité » des Martiniquais par rapport aux Guyanais ! Son titre avait été pilonné par les autorités françaises, mais ses chapitres incisifs n’ont rien perdu de leur aspérité ! L’on y sent aussi son amour des petites gens et son mépris de la bourgeoisie, plaidant pour abolir cette ligne-là aussi.

Membres fondateurs de la revue Présence Africaine, rompant avec un certain nombre d’attentes qui allaient trop dans le sens de l’assimilation, et donc de l’aliénation antillo-guyanaise, Tirolien et Damas auront été, des hommes d’action. Moins imbus de la célébrité individuelle, ils se sont d’abord engagés pour que la « color line » disparaisse sous toutes les latitudes.

[1] Voir Gyssels, K., « Black-Label » ou les déboires de L. G. Damas, Caen, éd. Passage(s), 2016.

[2] Damas, L. -G., Latitudes. Poètes d’expression française (1900-1945), Paris, Seuil, 1947, p. 53.

[3] Pour la « petite histoire » que l’écrivaine Maryse Condé ne dédit plus depuis la publication de ses mémoires, je rappelle que Guy Tirolien fut l’époux en premières noces de la sœur aînée de la Guadeloupéenne. Dans La vie sans fards, Maryse Condé dévoile que sa sœur Ena lui avait été infidèle pendant que son mari était au Stalag. Trompant ce dernier de surcroît avec « une coterie de fringants officiers allemands qui la surnommaient “Bijou”, l’on conçoit que l’infidèle soit “silenciée” par la famille marie-galantaise ». (Condé, M., La Vie sans fards, Paris, Lattès, 2012, p. 23).

[4] Damas, L.G., Pigments, 1937, repris dans Pigments, Névralgies, Paris, Présence Africaine, 1972, p. 13.

[5] Damas, L. G., Latitudes, op.cit., p. 56.

[6] Un des poèmes de Damas s’intitule: « Sur une carte postale/reçue », comme si l’un et l’autre jouent avec le possibilisme, typique de l’état d’âme de l’Antillais souffrant de solitude dans la capitale, entouré de couples heureux; Damas traduit la même amertume et la même impatience dans « Aimer tout comme hier » : « attendre / des heures / des longues heures / en sifflotant / toujours le même air de fou / debout / contre la vitre embuée » (Pigments, Névralgies, op.cit., p. 132).

[7] Damas, Latitudes, op.cit., 57.

[8] Damas, L. G., Black-Label, Gallimard, 1956. Sur son Anthologie de 1966, cf. Gyssels, K., « Bal(l)adeurs du Black Atlantic: Damas et Glissant anthologistes », in De l’accueil à la rencontre. Mélanges pour Jean-Paul Madou, Chambéry, PU de Savoie, 2014.

[9] Gyssels, K., « “Sur une carte postale/reçue” : la “fracture coloniale” selon Damas », in Kathleen Gyssels et al., Léon-Gontran Damas : poète, écrivain patrimonial et postcolonial, Matoury, Guyane, éd. Ibis Rouge, 2014, pp. 245-263.

[10] En grandes lettres, c’est de Fort-de-France que part le voyage à la découverte des « capucins, caïmans, iguanes, dauphins d’eau douce, aras, toucans… (…) et tribus locales ». C’est toujours à partir toutefois de Fort-de-France que l’expédition « cinq étoiles » démarre avec son « équipage français, service raffiné » pour accéder à la nature sauvage amérindienne. L’enfant guyanais, l’auto-ethnologue s’irrite de ce que les Antilles françaises, « Filles de France » soient classées devant la Guyane, associée au comptoir colonial, au Bagne !

[11] Titre d’un poème de Pigments, op. cit., p. 71.

[12] Tirolien, G., « Ghetto », in Balles d’or, Paris, Présence Africaine, 1961.

[13] Voir « Mors dans la bouche, mort dans l’âme », sur Potomitan.

[14] Tirolien, G., in Hommage à Léon-Gontran Damas, Paris, Présence Africaine, 1979. Italique ajouté.

[15]  Christiane Taubira par contre le cite plusieurs fois dans ses mémoires, Mes Météores, Paris, Flammarion, 2012.

[16] Black-Label, op. cit., p. 60.

[17] Ibid., p. 61.

[18] Ibid.

[19] Ibid., p. 83.

[20] Paris, éd. Regard du Texte, 2012, p. 114.

[21] Titre de mon ouvrage sous presse: ‘A ti pas’: L’antillectuel Damas, Leyde: Ed. Brill, 2018.

[22] Dernière escale, op. cit., p. 114.

[23] Sur le rastafarisme, lire Jérémie Kroubo Dagnini, « Rastafari: Alternative Religion and Resistance against “White” Christianity », in Études caribéennes, n° 12 , avril 2009.

[24] Black Label, op. cit., p. 30.

[25] Damas, L.G., Retour de Guyane, Paris, J.M. Place, 2003 [1938], p. 82. Il accuse sévèrement « le délabrement actuel » des treize communes que compte la Guyane, et dénonce que les pouvoirs publics (p. 113). Plusieurs pages attestent « de la lenteur de la Guyane de prendre conscience d’elle-même et à se réaliser », ce qui correspond à la conclusion de Mes Météores, Christiane Taubira jetant l’éponge sur un pays où le peuple « assiste, passif, à son effondrement” et où elle veut s’arrêter de côtoyer “ceux qui renoncent une pleine vie d’hommes d’être autre chose qu’ombre d’ombres”, citant encore Damas. Taubira, Christiane, Mes météores, Combats politiques au long cours, Flammarion, 2012, 762.

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