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Alcool et dépendances, Cinéma, Littérature et migrations

Exils/ Ghorbet de Marwen Tlili

L’addiction à l’amour dans Exils/ Ghorbet de Marwen Tlili

par Hanen Allouch

Exils / Ghorbet[1] (2016) de Marwen Tlili est un docufiction canado-tunisien d’une durée de 9 minutes, projeté dans le cadre du 33e festival international du cinéma Vues D’Afrique qui se tient à Montréal, à la cinémathèque québécoise, du 13 au 23 avril 2017. Ce film a été programmé au cours de la séance thématique « Immigration et identités partagées », avec trois autres courts métrages : Ennemis intérieurs (2016) de Sélim Azzazi, Malgache d’Amérique (2015) d’Alex B Martin et Oustaz  (2016) de Bentley Brown.  La projection a été suivie d’un débat en présence des réalisateurs Marwen Tlili et Alex B Martin. Le film de Marwen Tlili a intrigué le public et a suscité un certain nombre de réactions au moment du débat autour des questions de la migration, de la dépendance, de l’identité et de la négociation de soi et de l’altérité au sein de la collectivité. En fait, Exils/ Ghorbet met en scène le parcours de son réalisateur, Marwen Tlili, qui se tend le miroir de la fiction pour s’aider lui-même dans sa quête personnelle et pour aider ceux qui passent par des expériences similaires d’exils et d’addiction à l’alcool. Une grande partie du court métrage a été filmée dans un bar, Marwen est accompagné de deux autres personnages, Margot, une employée de ce bar, et Quentin, son collègue en études cinématographiques. Par leurs confidences, les trois personnages participent à la formation d’une mosaïque où être soi-même implique nécessairement la conscience de l’altérité. À la croisée des chemins, ils révèlent leurs portraits, au sens photographique d’une révélation, et au fur et à mesure qu’ils évoluent dans l’espace filmique, ces personnages se transforment en figures.

Figures d’exils

Marwen, Margot et Quentin mènent un combat collectif contre la marginalisation et l’exclusion. C’est ainsi que Margot revendique ses racines autochtones et que Quentin dénonce le regard qui voudrait l’enfermer en le typant ethniquement en tant que métis.

En effet, Quentin, moitié algérien et moitié guadeloupéen, fait de son identité sa plus grande réussite personnelle, puisqu’il la place au-dessus des stéréotypes, s’affirmant ainsi grâce sa culture et à son éloquence, contre le masque de l’exotisme auquel le rappelle la société. Quant à Margot, l’employée de bar, elle structure son identité québécoise autour d’un dialogue entre d’une part, ses origines autochtones, et d’autre part, sa façon d’être au monde, en tant que personne active prenant part à une communauté montréalaise inclusive et ouverte. Margot représente la catégorie de personnes pour qui le vivre ensemble se concrétise en tant que pratique quotidienne, dans un monde où la marche du progrès ne choisit pas ses laissés-pour-compte. Elle incarne à la fois la figure féminine et féministe qui vient créer un équilibre dans un monde masculin peuplé de chagrin. Margot est le trait d’union entre les figures qui peuplent le bar, et c’est en quelque sorte grâce à elle que les personnages font partie d’un seul espace-monde.

Enfin, Marwen, la figure centrale du court métrage, vient briser le tabou des problèmes de santé mentale et de dépendance. Il s’exprime sur ses propres problèmes d’intégration et en même temps se place à l’écoute des deux autres personnages. Sans le moindre filtre, il expose aux regards des curieux et des indignés un mal-être personnel symptomatique d’une crise sociale qui fait l’objet d’un traitement esthétique et qui suscite un réel débat.

Substances et territoires

« Certaines de mes habitudes sont devenues des dépendances », affirme Marwen. Par besoin de tisser des liens sur et avec le nouveau territoire, le personnage se rabat sur la boisson, créant ainsi une routine artificielle et toxique dans laquelle il s’abime. Il y a un impératif de bonheur : ne devrait-il pas être heureux d’atterrir dans un monde meilleur difficilement accessible à ses compatriotes ? Cet impératif est tellement oppressant qu’il ne pourrait survivre à l’épreuve sans culpabilité. Il a raté sa chance d’être heureux. Il ne réalisera pas le rêve d’intégration de ceux qui ne sont pas partis. En même temps, il vit la désillusion, puisqu’il se sentait déjà étranger dans son pays de provenance et qu’il croyait à ce rêve de monde meilleur où il serait intégré. La réalité migratoire est beaucoup plus complexe que les attentes du migrant.

Ce clivage du moi se traduit par le choix esthétique de l’oscillation comme mode narratif de construction de la fiction. La photographie vient se glisser entre les séquences filmées pour cultiver l’illusion  de moments de stabilité, et en même temps pour articuler l’alternance entre l’enracinement et le déracinement. Le plan photographique vient figer des moments du passé et par là même il lutte contre l’éphémère, offrant ainsi une mémoire au sujet traumatisé par la pluralité de ses exils : ses habitudes sont devenues des fixations.

Marwen pensait qu’il devait se chercher et se trouver dans le nouveau territoire ; en fin de compte, il apprivoisera sa condition d’étranger, en acceptant d’appartenir toujours à un ailleurs, territoire qui lui restera inconnu et inaccessible.

Le migrant en provenance d’un pays à culture dominante islamique voit les bars comme des espaces de prédilection pour la découverte des spécificités de la culture de son pays d’accueil. Ces lieux, qui semblaient être des portes d’entrée idéales pour apprendre sur la culture de l’autre et pour s’intégrer, se sont très vite transformés en  abîmes.

L’addiction est le territoire de celui qui n’a plus d’attaches dans l’endroit qu’il a quitté et qui, en même temps, ne réussit pas à s’enraciner dans son nouveau territoire. Faux liens avec la culture d’accueil, qui le stéréotype et qu’il stéréotype à son tour, les substances viennent remplir un vide laissé par des absents : ceux que le migrant a quittés et qu’il ne reconnaît plus quand il les retrouve, et ceux qu’il n’arrive pas encore à comprendre, malgré leur présence.

Quand la substance se substitue à l’amour, la dépendance offre un territoire d’enracinement chimérique qui enfonce davantage les dépendants dans leur isolement. Systématiquement, l’autre se trouve associé à la boisson. L’excès de consommation fait de lui ce sujet liquide qui épouse les formes du consommateur esseulé et souffrant d’addiction. Plus il est seul, plus il sera porté sur la boisson, dans une soif de soi et de l’autre, dans l’attente de retrouvailles qui n’auront jamais lieu.

Au bout du tunnel, une lumière pour le sauver, sa générosité d’artiste passionné : il pensera davantage à ce qu’il pourrait apporter à son pays d’accueil, plutôt qu’à ce que ce pays pourrait lui apporter, et c’est ainsi qu’il donnera un sens à son art et à son abstinence.

« Nhebbek »/ « Je t’aime »

 

Le français est la langue de communication entre les personnages de ce court métrage, mais le dernier mot prononcé par Marwen vient s’énoncer en arabe : « Nhebbek » qui signifie « Je t’aime ». Au cours du débat, le réalisateur explique que les destinataires du « Je t’aime » sont « la femme blanche et l’homme blanc » en général.

« Nhebbek » comme prise de parole finale marque une chute, au sens poétique, et ponctue un moment crucial de l’histoire du  migrant : la réconciliation.

L’acceptation et le pardon, de soi et d’autrui, engendrent une  chute en amour qui empêche la rechute dans les substances. Dans ce court métrage, être soi-même et aimer l’autre signifient apprendre à s’aimer et à se reconstruire en conjuguant les diversités et en cessant d’être habité par la peur du rejet. La caméra s’inscrit dans le projet d’aimer, soi et l’altérité : elle est le plus souvent horizontale, elle se met à la hauteur des personnages et s’en approche sans jamais accaparer leurs espaces ou les écraser.

« Je t’aime » est aussi un impératif d’amour : son revers est un « aime-moi » en quête de reconnaissance et de réciprocité.

[1]. « Ghorbet » : « exils » en arabe.

[2]. « Nhebbek » : « Je t’aime » en arabe (de Tunisie).

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