De la justice des poissons :
Une réponse ambiguë à une situation ambiguë
(Jusqu’au 18 mars 2017 au Tarmac)
Par Victoria Famin
Sur une scène dépouillée, presque nue, habillée seulement par une lumière qui tourne tel un phare, la contrebasse de David Chiesa accueille les spectateurs pour un dialogue avec les idées. Une musique saccadée, haletante, annonce les thématiques complexes de la justice et de la culpabilité qui sont développées dans la pièce. C’est alors que Nanda Mohammad arrive sur scène pour proposer une réflexion théâtrale dans cette pièce conçue, écrite et mise en scène par Henri Jules Julien. La comédienne évoque la notion biblique de « meurtre par inadvertance » pour présenter l’idée de la « ville refuge » comme lieu censé protéger le meurtrier de la vengeance de la famille de la victime. Ces espaces de protection des « meurtriers accidentels » seraient la garantie contre la « justice des poissons », un concept développé par des théoriciens antiques et selon lequel le plus grand poisson mange le plus petit, image qui décrit la loi d’après laquelle les plus puissants dominent les plus faibles.
À partir de ces notions, la comédienne propose une réflexion en trois parties, qui cherchent à rendre compte de la complexité du sujet due à l’ambiguïté de la situation. Y a-t-il réellement des « meurtres par inadvertance » ? Cette « inadvertance » nous autorise-t-elle à relativiser la culpabilité d’un meurtrier ? Où se trouvent les villes refuges d’aujourd’hui ? Peut-on continuer de protéger les meurtriers évoquant une éventuelle inadvertance ? Pour aborder ces questions, la comédienne présente son discours en adoptant trois voix, qui représentent des points de vue différents.
La première voix, joviale et porteuse d’un humour perspicace, a la vertu de pointer du doigt l’idée de « meurtre par inadvertance », assez proche de celle de « dommage collatéral », pour éveiller chez le spectateur le doute sur quelques certitudes qui donnent bonne conscience. Elle suggère alors la possibilité de voir le monde européen comme une grande ville refuge. La deuxième voix, plus sèche et plus grave, effectue un glissement discursif qui permet à la comédienne de sortir de cet espace de la ville refuge pour porter un regard extérieur sur la problématique, encore plus dur. La contrebasse de David Chiesa accompagne ce glissement et l’accentue, mettant en relief la métamorphose de la comédienne qui change de visage en quelques secondes.
Dans une symbiose parfaite, musicale mais aussi spatiale, le musicien et la comédienne préparent l’arrivée d’un troisième monologue, cette fois en arabe. Il s’agit d’un moment d’émotion très forte, car la voix de l’autre se fait entendre par le biais de l’altérité linguistique. La proposition d’Édouard Glissant d’écrire en présence des langues du monde[1] se trouve actualisée dans cette pièce d’Henri Jules Julien, car le spectateur se trouve en présence de la langue arabe. Même s’il ne la comprend pas, la voix de Nanda Mohammad lui transmet une émotion qui atteint son point culminant dans le chant final. Le drame du conflit syrien n’est jamais évoqué mais se laisse pourtant sentir dans ce spectacle aussi beau que bouleversant.
[1] Édouard Glissant, L’imaginaire des langues. Entretiens avec Lise Gauvin, Paris, Gallimard, 2010, p. 53.
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