« Ecoutez, écoutez la très belle histoire… »
par Perrine Buisson
Paru en 2004 chez Gallimard, ce roman de Jean-François Deniau a des allures de conte oriental d’un autre temps. La lune et le miroir, son titre, annonce d’entrée le paradoxe et la dualité, il sonne comme le titre d’une fable dont on attend la morale finale.
Ecoutez, écoutez la très belle histoire de l’étranger qui fut notre hôte et notre roi… Il arriva chez nous juste avant le soir, et chez nous le soir ne dure que très peu de temps. Il était jeune, mince, vêtu de kaki comme un soldat. Il ne parlait pas, il ne riait pas. Ses yeux avaient toujours l’air de chercher ailleurs… Qui aurait pu savoir la suite ? Et qu’ailleurs était trop loin, un amour trop loin…
Ainsi s’ouvre le récit du conteur, plein de mystères et de promesses (teintées d’ombres néanmoins), de fantasmes et d’exotisme, dès les premières pages du livre.
Deux narrateurs, deux récits
Mise en abyme ou conte à deux voix ? Le lecteur se trouve plongé au cœur d’une nuit, quelque part dans une région désertique éloignée du monde moderne occidental. Comme les différents protagonistes, il s’assoit autour du conteur et il écoute. Il écoute patiemment l’histoire du jeune étranger, au sein de laquelle s’enchâsse le bref récit du chamelier et de sa femme. Il se demande ce que vient faire cette seconde intrigue, ce qui l’intéresse c’est de connaître l’histoire de celui qui « a pris notre cœur ». Est-ce pour créer du suspense ? N’y faut-il pas déceler une sagesse plus profonde ?
L’étranger, c’est ce jeune ethnologue venu du Nord qui découvre un autre monde dans le Sud. Le cadre spatio-temporel, peut-être par défaut de mémoire ou pour brouiller les pistes (à moins que ce ne soit dans le souci d’une portée universelle), demeure suggestif et minimaliste, ainsi que la description de la plupart des personnages et le style d’écriture lui-même. Définitivement, cette histoire est celle de chacun, semble-t-il. Tombé amoureux d’un village, de sa culture et de la fille du roi qu’il épouse, le jeune homme mène une double vie entre ici et là-bas, entre le Nord et le Sud. De part et d’autre, il devient quelqu’un d’important et de respectable, dissimulant avec précaution cet autre qui prend des visages différents selon la perspective que l’on prend. Mais qui est l’autre ? Sa famille et son entourage professionnel au Nord, dont il partage initialement la culture ? Son village et sa famille d’adoption, au Sud ? Comment tout ceci va-t-il bien pouvoir se terminer ? Laissons-nous plutôt guider par la plume de l’auteur jusqu’au dénouement, qui, nous le craignons, ne peut garder indemne un protagoniste aussi déchiré.
Cet autre dans le miroir ou le cheminement vers soi
Dans ce conte à deux voix, la parole est accordée tantôt au conteur tantôt au jeune homme étranger, qui tour à tour racontent et tiennent le lecteur en haleine, sans lui laisser un instant de répit. La thématique de l’altérité semble traverser le récit de part en part et l’animer, pour le meilleur comme pour le pire. La condamnation et le jugement se mêlent au tourbillon de l’intrigue qui nous emporte, mais ne nous laissons pas aveugler et écartons-les rapidement : ce sont des voies sans issue.
Deux voix qui se font face, deux histoires parallèles qui se côtoient, deux cultures qui s’entrechoquent, deux vies qui s’affrontent dans une seule âme… Et toujours cette relation à l’autre. D’abord la curiosité, le fantasme, l’amour fou, puis le désamour, jusqu’à la déchirure… Le reflet que nous renvoie le miroir nous attire et nous rejette, jusqu’à ce qu’il finisse par se briser. Et c’est ce que ce conte fait résonner en nous, cette réalité vibrante et puissante. N’est-elle pas pleinement d’actualité ? N’a-t-elle pas toujours existé ? Pour le meilleur et pour le pire… Au fond de lui-même, le lecteur désire une autre fin, sans doute. Plus heureuse. Un véritable conte. Pas une parabole aux allures de réalité trop palpables. Et si c’était à nous de réécrire cette histoire, dans nos vies ? Une histoire où cette aventure de l’autre ne prend fin que dans la joie et dans l’amour…
Nul doute que le lecteur, happé par le tourbillon d’émotions vives et sincères mises en mots intimement par son auteur page après page, referme le livre le cœur battant. Avec La lune et le miroir, Jean-François Deniau, écrivain et grand voyageur, signe à la fin de sa vie un vibrant hommage au continent africain et aux souvenirs puissants que ce dernier semble avoir imprimés en lui. « Le souvenir on ne peut pas le tuer. […] J’ai décidé de raconter. » Car cet autre, dans le miroir, c’est peut-être soi-même, avant tout.
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