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Comptes-rendus de lecture

Kaoutar Harchi, À l’origine notre père obscur

À l’origine notre père obscur : une mise en scène de la parole

par Sarah Assidi

 

Jeune écrivaine et sociologue française, Kaoutar Harchi s’intéresse dans ses romans à la violence des relations humaines au sein de la société.  À l’origine notre père obscur est son troisième roman publié chez Actes Sud après Zoné cinglée (Sarbacane, 2009), et L’ampleur du saccage (Actes sud, 2011). L’auteur y met en scène la violence d’une condition humaine soumise au poids d’une parole sociale intériorisée composée de violence et de rigorisme religieux.

À l’origine était la parole religieuse

kouthar-harchiÀ l’origine notre père obscur est le récit de libération d’une jeune femme vivant cloîtrée avec sa mère suite à un péché dont l’accuse sa belle-famille. Victime de sa condition féminine, la narratrice principale décrit son exclusion, son rejet et ses répulsions envers son environnement social.

L’ouverture du roman marquée de l’italique inscrit le récit sous le sceau de la prophétie. Elle introduit d’emblée le motif de l’accusation et du procès à travers le mystérieux « acte » d’une jeune femme. Les qualificatifs de cet acte annoncent à la fois la césure et le renouvellement. C’est un « -acte de désaffiliation- », « un acte de la rupture », « un acte de révolte », mais aussi « un acte de la libération » par lequel la jeune femme, jamais nommée, « fera tout disparaitre ». En réponse à cet acte à venir, le discours rapporté place une parole religieuse arguant l’amour de Dieu au profit de l’amour individuel.

Certains ne comprendront pas cette idée d’amour de. D’amour pour soi. Ils répliqueront qu’ils ne connaissent que l’amour de Dieu, le Tout-Puissant, le Miséricordieux. Et qu’ils ne sont pas Dieu. Mais qui n’est pas Dieu, leur apprendra la jeune femme, n’est pas moins que lui[1].

Dès l’ouverture donc, une parole rapportée se masque d’une sainteté religieuse que tout le texte tâchera de démystifier. Cette démystification se manifeste dans le découpage du roman, où s’intercale une série d’extraits de la Genèse et du Nouveau Testament. Ces extraits intercalés, isolés sur une page blanche, disent la domination de la parole religieuse sur le corps féminin.

 Ton désir te poussera vers ton homme et lui te dominera.

                                Genèse, III, 16[2].

                               Et l’homme n’a point été créé pour la femme mais la femme pour l’homme.                                                                                                                                        

                              Première épître aux Corinthiens, XI, 9[3].

Ces extraits intercalés questionnent la relation de servitude de la femme envers Dieu et envers l’homme. La mise en scène de la parole religieuse ne conserve que le caractère castrateur de la religion qui ravale la femme au rang d’objet.

    Laissez-moi aller vers mon maître.

                              Genèse, XXIV, 54[4].

                              Donne-moi ma femme. Mon temps est accompli.

                             Genèse, XXIX, 21[5].

La lecture de ces extraits renforce le sentiment de violence qui s’abat sur la jeune femme et la Mère dont toute communication est obstruée par l’étouffante présence des autres femmes. Aucune femme ne porte de nom et cette absence de dénomination de tous les personnages semble traduire une universalité de la difficulté à communiquer, au-delà de la parole religieuse biblique.

L’exclusion des pécheresses dans la grande maison devient l’occasion de libérer la parole censurée des personnages féminins grâce à la mise en abyme d’extraits de carnets intimes.

Mise en abyme de la parole féminine  

Le premier carnet intime est celui d’une femme qui cohabite avec la Mère et la jeune fille. Elle y décrit l’ordre du discours dont elle est la victime. Un discours qui la porte malade et l’accuse d’adultère.  « Et me soigner de quoi, moi qui ne souffre d’aucune tare, d’aucune maladie, pas la moindre douleur qui fasse vaciller mon corps ou affaiblisse mon cœur. Rien que l’on puisse m’ôter puisque le mal est en eux, dans leurs esprits pervers[6] ».

Le deuxième carnet d’une autre femme commente l’attraction qu’exerce la mère de la narratrice sur les autres occupantes de la maison. L’image de la Mère n’est plus celle de l’être emmuré dans sa torpeur que décrit la narratrice, mais plutôt celle d’une femme forte et engageante qui rassure les autres femmes. « Elle répète souvent, en lavant son linge, en cuisinant, en frottant les carreaux : n’ayez peur de rien car en quittant cette maison, vous serez plus grandes qu’eux[7]

Le troisième carnet est celui de la gouvernante de la belle-famille de la Mère. Il dévoile les raisons de l’enfermement de la Mère, victime de la jalousie et de la médisance des femmes dont « le monde domestique et clos a été bouleversé[8]». Enfin le dernier carnet est celui de la Mère racontant sa répudiation.

Les extraits de ces carnets permettent d’apporter un autre éclairage des rapports sociaux décrits dans tout le roman. La narratrice les commente, s’en distancie et s’en émeut. Elle contredit la première dame préférant le terme de « meute » à celui de « sœurs ». Elle redécouvre sa mère à travers la parole des autres et justifie son désamour par la souffrance qu’elle a endurée. Cette mise en abyme des carnets permet une valorisation de la parole intime des personnages et atténue le récit de leur domestication sociale.

La parole du Père

Ainsi, la figure du père est associée à Dieu, mais aussi à l’homme que la jeune femme va retrouver suite à la mort de sa mère. Le père de la jeune femme est présenté comme un être passif, démissionnaire, absent. Piégé par le mensonge de son fils qui entraînera le rejet de la Mère, ce père ne s’appartient pas. « Lui. Lui que l’on a si peu aimé. Lui qui ne s’aime pas. Qui a préféré appartenir. À une famille, à un clan, à une tribu. Défendre le nom que toi, depuis toujours tu refuses de porter. Le nom que tu tais. L’héritage que l’on rend avant de partir. (…) Mais la bouche du Père est restée close et toute la vie, qui vient de si haut, qui vient du ciel, ce sera ce silence[9]

C’est par cet aveu de démission que la jeune femme est appelée à tisser sa propre parole.

La réussite de ce roman aura été de n’apporter aucune réponse préconçue sur la libération féminine ou le conditionnement religieux quel qu’il soit. Plutôt que d’accuser, il questionne et dévoile la complexité de la communication entre les hommes et les femmes dès lors que d’autres paroles s’immiscent entre eux.

[1] Kaoutar Harchi, à l’origine notre père obscur, Paris, Actes Sud, 2014,  p.10.

[2] Ibid., p.26.

[3] Ibid., p.36.

[4] Ibid., p.46.

[5] Ibid., p.128.

[6] Ibid., p.29.

[7] Ibid., p.70.

[8] Ibid., p.112.

[9] Ibid., p.162.

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