Libérer et réinventer la parole pour penser/panser les plaies d’hier et d’aujourd’hui
Par Virginie Brinker
Avec Mes poches vides, mon miroir brisé. Les tripes de la petite Zohra dans une bassine d’eau javellisée, Ali Chibani propose une réflexion poétique envisageant le passé (colonial et la décennie noire) dans son inextricable lien au présent et comme seule condition possible pour tenter de penser l’avenir. En cherchant à se frayer un chemin dans l’indicible de l’horreur, la parole se libère et se réinvente pour penser/panser les plaies d’aujourd’hui, en Algérie, comme ailleurs, en appelant « les monstres par leurs noms[1] ».
Exil et traumatisme
La première section intitulée « Dermabrasion », comme pour signaler ironiquement l’impossibilité de faire peau neuve dans « cette autre terre sans terre où tu dois (dé ?)composer la vie d’après ta deuxième naissance[2] », envisage l’exilé dans sa nécessaire reviviscence du traumatisme, celui du « départ-arrachement[3] » d’avec son « premier monde[4] ». Lorsqu’il revient, par ailleurs, sur ses pas, c’est comme « revenant[5] » qu’il est également désigné. Tout se passe comme si, quel que soit le lieu, se dé-partir du voisinage de la mort et de son cauchemar était impossible au « Poète tiré de son lit par des morts qui ne se laissent pas tenir dans une main[6] ! ». D’ailleurs, le texte revient lui-même à plusieurs reprises sur cela, enfermant le « je » dans une spirale de feu qui n’est pas qu’individuelle mais bel et bien collective.
Les cycles de la violence
Dès les épigraphes, la citation de Jean Amrouche indique que la colonisation tiendra une place importante dans le livre (« Ils sont les instruments de ce nazisme d’avant Hitler que constitue en fait le colonialisme[7] »), ce qui se trouve confirmé dès les premières pages, avec la mention des entailles laissées par « leur baïonnette[8] » sur les bras des exilés, alors qu’il est question de la période contemporaine. Les situations de domination perdurent. Pire, elles ont fait des émules dans ce monde où « il y a trop de pratiquants pour peu de croyants[9] ». « Dans son passé de douleur, où d’autres avaient possédé son pays, il assistait aux mêmes crimes, aux mêmes meurtres, aux mêmes éventrements, aux mêmes lancés d’enfants contre le mur[10] ». Il est en effet question de la « répétition des déchirements[11] » car « quelle différence y a-t-il entre les soldats venus de loin le sabre et le Livre ou la Croix dans la main prendre la terre des Ancêtres et les frères hirsutes d’aujourd’hui ? ». Les invasions arabo-musulmanes, coloniales et terroristes, transformant les champs en maquis, sont ainsi constamment mises sur le même plan pour mieux souligner l’actualité du passé et interroger l’avenir. Or si répétition et ressemblance il y a entre les crimes perpétrés sera-t-il possible d’envisager ce dernier et à quelles conditions ? Que peut le poète en de telles circonstances : s’inquiéter et nous rendre inquiets, comme invite à le penser la dédicace[12] ? Débâillonner les bouches et laisser s’épancher les cœurs ?
Se réapproprier la parole
Le texte scande l’empêchement de la parole, dénonçant les hypocrisies et censures langagières de tous bords : « Les mots changent avec le temps. On jette ceux dont on ne peut plus cacher la laideur dans les manuels de l’indignation et on en invente d’autres[13] ». La liste est ainsi longue des « mots-fumées, mots-enfumés, mots-écrans, mots-écrans de télévision, mots-rideaux noirs »… Et s’il s’agit au départ des termes fourbement corrects qui signent l’exclusion des exilés dans la terre si mal nommée d’accueil, ils se réfèrent aussi aux « mots-meurtres, mots-viols, mots-rapts, mots-disparitions, mots-aliénation, mot-négation, « mots-dans-une-langue-que-le-peuple-ne-comprend-pas » qui sont ceux des tueurs de la terre originaire. Ou bien encore à la censure qui cantonne la parole à la répétition du discours du nouveau maître – « plus rien ne doit vous amener à maudire le règne du président-khalife […], Il faut aussi répéter et répéter encore les dires du Grand Geôlier : la haine des étrangers, la haine des différences, la haine des cerveaux qui doutent. Prôner l’unicité de Dieu et du Parti. Une seule langue, une seule culture, une seule religion[14] ». Il est en effet largement question, au gré des situations de dominations qui changent pour mieux se perpétuer, d’une constante dépossession des mots : « Enfants bègues qui ne finissent jamais leurs phrases et qui, de lassitude et d’épuisement, ont définitivement choisi de se taire[15] ».
On le voit avec cette dernière expression, l’empêchement de la parole est aussi celui généré par l’horreur, si bien que le texte oscille entre rhétorique du non-dit, via le travail du neutre (« cela », « il », « quelque chose qui serait de l’ordre de la contre-raison, de l’au-delà de la raison ») ou l’invasion des points de suspension[16], et la tentative de restitution de celle-ci par l’usage des majuscules (« MASSACRER[17] ») ou l’imitation en italiques (pour mieux s’en distinguer) des paroles du tortionnaire[18]. Plus largement la forme choisie de cette œuvre, entre récit, essai et poème, rend compte de cette recherche dans l’appréhension de l’indicible.
Enjeux du symbolique
Pourtant, Mes poches vides, mon miroir brisé est une œuvre éminemment adressée et dialogique. Si le pronom « tu » employé se réfère le plus souvent au dialogue réflexif (à l’image du « miroir » du titre) que le « je » instaure avec lui-même, il peut aussi avoir d’autres fonctions, comme celle d’inclure le lecteur dans le vécu traumatique, l’enjoindre à participer au drame intérieur, le faire sien et reconnaitre ainsi le survivant comme son semblable : « ils comptaient les meurtres dès le début de leur exploit, ils riaient, ils se divinisaient, et nous n’étions rien. Rien. Tu peux imaginer cela[19] ? ». Et c’est bien d’imagination qu’il s’agit pour le lecteur non rescapé, afin de pouvoir tenter d’appréhender la cruauté toujours très vive du réel pour ceux qui ont enduré le pire. À ce titre la petite Zohra, même si son calvaire a été bien réel, fait figure d’allégorie. En passant par le symbole de cette enfant sacrifiée, par l’ignominie de sa torture et la réification absolue dont elle a été victime, le lecteur éprouve le scandale de l’humain qui cherche à anéantir l’humain. Mais cette symbolisation transcende aussi le vécu du narrateur. En passant par les universaux de la littérature, visibles également par le recours à des images poétiques récurrentes telles l’arbre sacrifié (bombe au pied ou tronc scié), la poussière ou le sable ensevelissant le temps, ce dernier dépasse sa propre condition pour embrasser celle de toutes les victimes (« les cicatrices héritées de mon passé de guerrier indien, de Juif et Tutsi exterminés, de Palestinien emmuré, de Kabyle nié… [20]»). Il parvient même à embrasser la condition de l’ensemble des humains vulnérables parce qu’attachés aux valeurs et aux mots simples de la vie. « Faire tout cela et savoir que tout le monde fait et dit les mêmes choses. Savoir aussi que ce sont là les choses simples de la vie, les premières menacées, puis atteintes par la folie des hommes, les délires de supériorité, de préférence nationale[21]… ».
Si « les monstres d’hier sont aussi devant nous[22] », est-il donc impossible d’envisager sereinement l’avenir ? La question reste ouverte. « La terre ainsi gonflée est-elle un cimetière ou attend-elle un enfant[23] ? ». Mais une chose est sûre, l’avenir ne peut s’envisager qu’en ayant pleine conscience des crimes endurés. « […V]ous apprendrez à lire par vous-mêmes des livres écrits pour ouvrir les yeux et non pour les fermer », dit le poète ; cet ouvrage est l’un d’entre eux, nécessaire pour nous tous.
[1] Expression empruntée à Boubacar Boris Diop à propos de son œuvre Murambi, le livre des ossements, consacrée au génocide des Tutsi au Rwanda.
[2] Ali Chibani, Mes poches vides, mon miroir brisé. Les tripes de la petite Zohra dans une bassine d’eau javellisée, Alger, Koukou Éditions, 2016, p. 13.
[3] Ali Chibani, Mes poches vides, mon miroir brisé. Les tripes de la petite Zohra dans une bassine d’eau javellisée, Alger, Koukou Éditions, 2016, p. 12.
[4] Ibid., p. 11.
[5] Ibid., p. 21.
[6] Ibid., p. 31.
[7] Jean El Mouhoub Amrouche, Journal 1928-1962, cité in Ali Chibani, Mes poches vides, mon miroir brisé, op. cit., p. 6.
[8] Ibid., p. 13.
[9] Ibid., p. 29.
[10] Ibid., p. 28.
[11] Ibid., p. 40.
[12] « […] nos esprits de survivants impatients où les traces du passé s’hypertrophient au contact des possibles de l’avenir, rendant inquiétante toute croyance en la ressemblance des hommes », ibid., p. 8.
[13] Ibid., p. 15.
[14] Ibid., p. 35.
[15] Ibid., p. 36.
[16] Surtout aux pages 26-27, la première fois que les massacres sont directement évoqués.
[17] Ibid., p. 98.
[18] Ibid., p. 108 et suivantes.
[19] Ibid. p. 26.
[20] Ibid., p. 126.
[21] Ibid., p. 43. Voir l’ensemble de ce poème en prose.
[22] Ibid., p. 36.
[23] Ibid., p. 54.
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