Tchicaya U Tam’si, la nation plutôt que la négritude
Par Ali Chibani
Le premier Congrès des écrivains et artistes noirs s’est donné pour objectif de réaliser un état des lieux de la diversité de leurs expressions culturelles, face à une situation historique marquée par différentes formes de domination, de la colonisation en Afrique aux politiques de ségrégation aux États-Unis. La négritude, étendard d’une création artistique à la recherche de son unité, ne fait pourtant pas l’unanimité. Si une commune expérience, celle du noir colonisé, motive leur prise de parole, le territoire d’origine de chaque artiste constitue dans le même temps le terrain où l’attend son combat. De la négritude aux littératures nationales, le congrès pose les enjeux de la décolonisation culturelle à venir.
L’autorité de Senghor, Césaire ou Damas n’y a rien fait. Tchicaya U Tam’si, poète de la liberté et du Congo, a refusé d’être assimilé au courant littéraire et politique de la négritude. Ce refus était si inattendu pour le monde littéraire et médiatique qu’on a fini par en faire une marque de l’identité de son auteur et un événement historique qui résume sa personnalité. C’est pourquoi la même compilation d’informations revient dans la plupart des articles qui le présentent :
D’un point de vue esthétique, Tchicaya U Tam’si incarne l’entrée dans l’ère moderne de la poésie africaine francophone. Il refuse d’être mêlé aux poètes de la négritude, qui règnent à l’époque en maîtres sur la littérature noire. D’où sa déception lorsqu’il découvre, en 1962, la préface au recueil Epitomé rédigée par Léopold Sédar Senghor. Le Sénégalais y croit bon d’affirmer que la poésie d’U Tam’si est « authentiquement négro-africaine », qu’elle vibre d’« une seule passion : celle de témoigner la Négritude. » Une lecture erronée à laquelle l’auteur objecte : « C’est quoi encore cette histoire de négro-africaine ? Pourquoi ne pas parler tout simplement de poète africain ou, à la rigueur, de poète congolais ou de poète tout court ? Trêve de chicaneries ! » La préface est supprimée dès la seconde édition.[1]
Une rébellion de jeunesse ?
Contrairement à ce qu’on peut comprendre dans la réaction prêtée à Tchicaya U Tam’si après avoir découvert la préface de Senghor, l’auteur congolais a toujours eu un immense respect pour son ainé. Quant à son rejet de la négritude, certains de ses spécialistes préfèrent y voir une simple « boutade » de jeunesse. Roger Chemain et Arlette Chemain-Degrange traduisent cette vision :
Remarquons tout d’abord que jamais le poète congolais n’a, dans aucun de ses écrits, désavoué cette préface. Mais nous l’avons trop souvent entendu proclamer l’absolue liberté du critique à interpréter comme il l’entend toute œuvre livrée au public, à commencer par les siennes propres, pour admettre que ce silence vaut approbation.
Inversement, le fait que la préface de la première édition ne soit pas reprise dans la réédition de Epitomé à la suite de Arc Musical ne signifie pas qu’elle soit rejetée par le poète, puisqu’elle est remplacée par une introduction de Claire Céa qui, s’appuyant sur de nombreuses citations de L. S. Senghor, propose une lecture de Tchicaya U Tam’si assez proche de celle préconisée par l’auteur des Chants d’Ombre.
[…]
C’est pourquoi nous n’accorderons d’autre importance qu’anecdotique aux quelques boutades irrévérencieuses éparses dans les œuvres de jeunesse : « Je vends ma négritude à cent sous le quatrain » ou encore « il y a des goyaves pour ceux qui ont la nausée des hosties noires », lesquelles ressortissent surtout de la très saine insolence dont tout jeune poète de bon tempérament « entrant dans la carrière » se sent tenu de faire preuve envers ses prédécesseurs.[2]
Que Tchicaya U Tam’si ait toujours gardé un profond respect à Senghor à qui il a dédié sa pièce de théâtre Le Zulu suivi de Vwène Le Fondateur[3] (1977), et à Aimé Césaire dont la poésie est présentée comme un acte révolutionnaire qui fait taire « les chiens[4] » à Paris est une évidence. Cependant, il nous semble difficile de réduire le refus de son assimilation au courant de la négritude à une simple « insolence » de jeunesse dont le but final serait le meurtre des pères fondateurs même s’il est vrai qu’il parle de ce courant de manière parfois très provocante :
sale tête de nègre
voici ma tête congolaise[5]
Se détournant de la négritude, l’ensemble de la création littéraire d’U Tam’si chante le « sang », le « Congo » qui n’est pas seulement une « obédience[6] », mais un territoire, une géographie, un paysage, un fleuve, une culture, une mémoire, une langue, une voix et un « Lufua-Lumbu[7] » qui vient habiter le roman et le poème :
Ce que j’ai voulu faire dès le départ, c’est écrire un roman typiquement congolais, trempé dans l’histoire du Congo, pour me faire une mémoire, parce que j’avais besoin de cette mémoire. Car je n’arrivais pas à savoir d’où je venais, où j’allais et ce que je racontais.[8]
Un peuple à nommer
Ce projet, qui est tout aussi politico-littéraire que la négritude, U Tam’si l’exprime aussi dans son troisième roman Les Phalènes :
« Notre Moyen-Congo ! » « Comment, ce n’est pas un pays ? Que je nomme les gens qui l’habitent, le peuple qui l’habite ! » Il faut aussi faire les gens, les faire tels qu’ils finissent par être un peuple… Pourquoi ricaner ?[9]
Voici un projet qui apparait dans l’avant-dernier roman d’U Tam’si (1984) et qui figure déjà dans son premier recueil de poésie (1955). Cela démontre bien que son projet n’est pas qu’une folie de jeunesse :
j’ai le sel plein la tête
ce soir armer mon peuple
contre son destin
il le faut pour le nommer après
d’un chiffre d’or
il a gagné la mort
vive l’amour[10]
Prôner le roman congolais au lieu d’une littérature inscrite dans un ensemble idéologique qui peut paraitre mythique s’inscrit mieux dans le contexte d’une époque où la décolonisation fait émerger chez les écrivains africains le désir de fonder des littératures nationales[11]. C’est aussi, pour U Tam’si, une manière de manifester son refus de se définir à travers le regard du dominant dont il est impératif de se libérer :
Et puis être nègre, c’est le regard de l’autre vers moi et ça veut dire me soumettre à ce regard-là. J’ai refusé de me soumettre à ce regard-là. J’ai dit « je suis congolais », car c’est mon regard qui se porte sur moi. Surtout quand ce monde vient comme dominateur.[12]
Un avis que partage un autre pourfendeur de la négritude, en l’occurrence Wole Soyinka qui a pourtant fini par demander que le prix Nobel soit attribué à Senghor :
La négritude […] est un instrument culturel qui a été créé pour lutter contre le dénigrement de la culture africaine par l’Europe. C’est un outil qui doit être remis dans son contexte, dans son époque : les années 1930. Il faut le relier à la nature du colonialisme français. Les Britanniques pensaient que les « indigènes » ne pourraient jamais accéder à la civilisation ; ils voulaient les laisser à leur caractère primitif et vivre à côté. Alors que les Français étaient déterminés à transformer les colonisés en « petits Français ».[13]
Ce rejet de la négritude par U Tam’si peut être interprété comme le refus d’être l’archétype du « nègre » tel que le veut le dominateur, c’est-à-dire un amateur de jazz, de blues et de tam-tam :
une cartomancienne m’a dit
tu es perdu
tu n’es pas si
tu es trop sale
pour être nègre échantillon
blues jazz
tu ne prends pas tes boyaux
pour une peau de tam-tam
et ta tête n’est pas de la bonne ébonite[14]
Le biographe Boniface Mongi-Mboussa dans sa préface à la dernière réédition des œuvres poétiques de celui qu’il considère comme le fondateur d’une véritable littérature négro-africaine, insiste sur le fait que
Tchicaya U Tam’si [a] fait voler en éclats les certitudes de la négritude…. On n’a pas assez souligné cette audace. Oser s’attaquer au père de la négritude au faîte de sa gloire, titiller ensuite les négrologues, il fallait une bonne dose d’insouciance. […] c’est bien Tchicaya U Tam’si qui […] avait réussi à lézarder l’édifice nègre, libérant par son insolence le talent de ses compatriotes et d’autres poètes du continent.[15]
Même s’il est difficile d’évaluer l’influence réelle qu’a eue U Tam’si sur les auteurs africains, il est certain que son aura a dépassé l’espace de la littérature dite « négro-africaine » pour toucher les auteurs d’Afrique du Nord comme le poète tunisien Tahar Bekri ou encore l’Algérien Tahar Djaout qui avait une grande admiration pour lui. Il faut noter que, quand U Tam’si veut quitter le fleuve du Congo, c’est pour se laisser entrainer par le courant du fleuve de l’humanité, plus grand que celui de la négritude :
ordonnez-moi la chair humaine
je suis frère de l’homme
rejoignez-moi
où va le fleuve[16]
L’ombre du père
Refuser d’adhérer au mouvement de la négritude et d’être un « nègre échantillon » ne signifie pas pour autant s’enfermer dans une histoire congolaise exclusive des souffrances vécues par les autres populations noires. Tchicaya U Tam’si évoque souvent les malheurs subis par les noirs parce qu’ils sont noirs : « Les noirs, même citoyens français, ne peuvent pas voyager en première », lit-on dans Les Phalènes[17] et dans Ptolémé, il écrit :
Les morts…
Il y a un soleil blanc dans leur cauchemar à son éclipse ![18]
Ce racisme fondateur d’une histoire faite de colonisation et d’esclavage ne lui échappe pas. Il le dénonce aussi et appelle à s’en libérer. En cela, les romans d’U Tam’si sont dans une certaine mesure annonciateurs de la nouvelle définition que donne Aimé Césaire de la négritude dans son discours de 1987 à l’université de Miami :
C’est dire que la Négritude au premier degré peut se définir d’abord comme prise de conscience de la différence, comme mémoire, comme fidélité et comme solidarité.
Mais la Négritude n’est pas seulement passive.
Elle n’est pas de l’ordre du pâtir et du subir.
Ce n’est ni un pathétisme ni un dolorisme.
La Négritude résulte d’une attitude active et offensive de l’esprit.
Elle est sursaut, et sursaut de dignité.
Elle est refus, je veux dire refus de l’oppression.
Elle est combat, c’est-à-dire combat contre l’inégalité.
Le mépris et l’inégalité révoltent U Tam’si, surtout quand elle est le fait d’un Congolais ayant assimilé le racisme colonial contre les Congolais en particulier et les Noirs en général. Il dénonce dans ses romans les « indigènes évolués » qui, parce qu’ils se sont laissés assimilés à la société coloniale, reproduisent sur leurs compatriotes les discours et les violences racistes du colonisateur et qui refusent que leurs enfants parlent « la langue de [leur] père[19] », se détournent de leur héritage culturel pour se vanter d’en posséder un autre. La littérature d’U Tam’si est donc une poésie de la relation à soi, à sa généalogie, à l’espace de son enfance, et non de la relation à soi en tant qu’être considéré par l’Autre colonial.
Tchicaya U Tam’si est devenu écrivain parce qu’il a considéré qu’il ne convenait pas au monde de la politique dont il rêvait dans sa jeunesse, pour imiter le parcours de son père, premier député noir à Paris contre qui il allait se rebeller finalement. Se mettre au service du peuple congolais est ce qui a toujours motivé les actions et les écrits du poète. Il n’est donc pas étonnant que le courant de la négritude ne l’intéresse pas, tant il dissout les différences et la richesse culturelle des peuples noirs dans un espace plus ou moins mythique qui n’existe que tant que le « dominateur » le voit.
[1] Emile Rabaté, « Tchicaya U Tam’si, rythmes riches », Libération, Paris, 15 Janvier 2014.
[2] Roger Chemain, Arlette Chemain-Degrange, De Gérald Félix Tchicaya à Tchicaya U Tam’si. Hommage, préface de Jean-Baptiste Tati Loutard, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 27.
[3] Lire Yves Mbama-Ngankoua, « Léopold Sédar Senghor – Tchicaya U Tamsi – Chaka de Thomas Mofolo, variations sur un même thème » dans La Revue des Ressources, Lapoutroie, jeudi 5 janvier 2012.
[4] Tchikaya U Tam’si, J’étais nu pour le premier baiser de ma mère, Préface de Boniface Mongi-Mboussa, Epitomé, « Au sommaire d’une passion », Gallimard, coll. Continents noirs, Paris, 2014, p. 191.
[5] « Natte à tisser », dans Feu de brousse, ibid., p. 78.
[6] « Mes frères d’obédience nègre », ibid., p. 180.
[7] « La mort-le chant ».
[8] Cité par Boniface Mongi-Mboussa dans Tchicaya U Tam’si, La Trilogie romanesque. Les cancrelats. Les méduses. Les phalènes. Œuvres complètes II, Avant-propos d’Henri Lopes, postface de Boniface Mongi-Mboussa, Paris, éd. Gallimard, coll. « Continents Noirs », 2015, p. 953.
[9] Ibid., p. 820.
[10] Feu de brousse, « Contre-destin », op. cit., p. 96.
[11] Lire Charles Bonn, Lectures nouvelles du roman algérien. Essai d’autobiographie intellectuelle, Paris, Classiques Garnier, coll. Bibliothèques Francophones, 2016.
[12] Cité par Boniface Mongi-Mboussa dans sa préface à J’étais nu pour le premier baiser de ma mère, op. cit., p. 12.
[13] Lire Pierre Cherruau, « Wolé Soyinka : “Le Tigre ne proclame pas sa tigritudeˮ », Madinin’Art, 11 novembre 2006.
[14] Feu de brousse, op. cit., p. 120.
[15] Op. cit., p. 7.
[16] Ibid., « Le vertige », p. 88.
[17] Ibid., 706.
[18] Op. cit., p. 180.
[19] Ibid., p. 677.
Je m’ étonne de ne trouver aucune référence ni allusion de la REUNION , dans votre tour du monde…Omission ?
Relisez bien le titre et vous comprendrez.