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Comptes-rendus de lecture, Dany Laferrière

Dany Laferrière, L’Art presque perdu de ne rien faire

Le chemin vers le café d’en face dans

 L’Art presque perdu de ne rien faire de Dany Laferrière 

Par Hanen Allouch

 

13672276_1080547128700148_138430551_nŒuvre de fragments protéiformes, tantôt en prose tantôt versifiés, essai traversé par la poésie et par les figures de l’enfance que l’écriture ressuscite, c’est ainsi que se présente L’Art presque perdu de ne rien faire (2011) de Dany Laferrière. Nous lisons en quatrième de couverture la présentation suivante qu’en fait l’auteur :

Je ne sais pas trop comment qualifier ce livre. J’hésite entre un roman des idées et un essai lyrique. […] Si mes romans sont une autobiographie de mes émotions, ce livre, dans la même veine, est une autobiographie de mes idées. Ce que je pense n’est jamais loin de ce que je sens.[1]

Le non-factif devenu artistique ne s’est pas complètement perdu dans l’œuvre, d’autant plus que sa quête artistique refuse de se figer formellement. L’état disloqué dans lequel se présente l’écrit participe de l’ensemble des émotions et des pensées qui s’enchevêtrent dans un même espace textuel chaotique. Malgré l’illusion d’un certain ordre, cultivé sans doute par les titres attribués aux parties, des tableaux d’images-mouvements amènent au constat de cet état du monde où le « ne rien faire » a perdu son essence, il n’est plus de tout repos.

Dans L’Art presque perdu de ne rien faire, nous retrouvons cette tendance propre à Laferrière et qui consiste à intriguer et à leurrer, en parlant de repos, d’immobilité, d’inaction, etc. Cette redéfinition d’un présupposé état statique du monde nous ramène plus exactement à un personnage du premier roman de l’auteur, Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer (1985) : il s’agit de Bouba, ce philosophe mystique et dormeur, au rire jazz et au canapé similaire au corps d’une femme qui aurait épousé les formes de son amant.  

 Combien de temps cela va-t-il nous prendre pour comprendre que la réalité est faite, au fond, d’une montagne de fictions ? Et que nous pensons que ce qui nous arrive est vrai, tandis que l’autre invente sa vie ?[2]

Pour se frayer un chemin dans le repos conté par Laferrière, à moins de renoncer à toute quête − ce qui est impossible −, le lecteur a pris au moins deux cafés littéraires qui le mèneraient, dans un premier constat, soit à une vie soit un roman, et à ne pas s’y méprendre, en fin de compte aux deux à la fois, car ils sont indissociables. N’a-t-il pas commencé par cette citation d’Aragon mise en exergue de son œuvre : « La vie, voyez-vous, c’est de changer de café »[3]. Ce client de café, qui est aussi une projection du lecteur virtuel, connaîtra les voies et les détours de diverses destinations dont une ville, un pays et leur narration. L’auteur propose une série d’événement au cours de laquelle l’on se repose en faisant un tour de Montréal qui passe par Port-au-Prince.

Greffer une part du pays dans la ville en appelle à cartographier, en commençant par la fin, le voyage d’un langage à rebours. Voici ce que nous lisons à la fin de l’œuvre et ce que l’on pourrait désigner par le possible commencement d’un roman et d’une vie à venir :

Tout ici ne se déroule pas toujours de manière

harmonieuse, mais nous sommes des animaux

capables d’endurer les situations

les plus inconfortables. J’ai vu des gens subir

sans broncher le mépris de serveurs maussades

ou l’indifférence de leurs voisins de table

alors qu’ils n’avaient qu’à traverser la rue

pour se rendre au café d’en face et changer ainsi

de roman ou de vie.[4]

 L’impossible procrastination émotionnelle embrasse une forme de mysticisme auquel le personnage du client de café est convié. Il faudrait qu’il prenne conscience de l’absence d’harmonie, qu’il quitte le lieu où il est malmené, qu’il se serve de l’infinité de possibles dont il ne se rend même pas compte, tant il est englouti par les monstres que sont le temps et l’habitude.  

Laferrière semble faire le constat de l’après-coup qu’est la littérature par rapport au personnage d’un enfant, car avant d’être du roman, l’enfant ne peut être que de la vie, il ignore le temps dont il dispose. La meilleure métaphore pouvant exprimer ce contretemps de Laferrière est l’image de cet enfant qui rêvait d’un vélo rouge, qui ne l’a pas eu, et qui a pu se l’acheter quand il était devenu adulte. Il n’a pas appris à monter ce vélo qu’il a fini par posséder trop tard. L’auteur recompose ainsi les mélodies d’une enfance qui traverse une œuvre où le « ne rien faire » équivaut à laisser advenir ce qui s’est construit dans l’in-fans, avant le verbe, mais qui ne se dira jamais en dehors de lui.

Le cosmopolitisme lectoral de l’auteur pense le temps et les littératures et surtout les temps des littératures qui viennent jalonner son œuvre pour rappeler à la fois la mort, le deuil et l’immortalisation d’une lecture transmise par l’écriture.

Le café d’en face symboliserait peut-être le fantasme d’une renaissance, ou encore mieux un repoussoir de la fin des temps, de la vie et du roman.

[1]  Dany Laferrière, L’Art presque perdu de ne rien faire, Montréal, Les Éditions du Boréal, 2011, quatrième de couverture.

[2] Ibid., p. 66-67.

[3] Ibid., p. 9.

[4] Ibid., p. 383.

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