Présentation de Maghreb, étrangeté et amazighité de Nabile Farès
Par Ali Chibani
Le Maghreb est toujours le territoire de luttes symboliques déterminées par des confrontations historiques qui s’y sont produites depuis de nombreux siècles. Le « Maghreb » ? « Non ! », diront les Amazighs qui désormais préfèrent nommer cet espace, pour eux ancestral, « Tamazgha ». « Non ! », ajouteront d’autres qui recourent à la dénomination « Afrique du Nord » en ce qu’elle marque le lien de ce lieu avec le continent africain. « Non ! », diront les États de la région et les islamistes qui aiment à préciser, pour nier tout ce qui a été avant les invasions arabo-musulmanes du VIIe siècle, « Maghreb arabe ».
Alors, qu’en est-il de la singularité des pays qui composent aujourd’hui le Maghreb ? Ne devient-il pas légitime de se demander s’il est possible d’inscrire autrement cet espace aux noms multiples que dans un seule référence et appartenance de civilisation linguistique, politique, esthétique, religieuse ?
Cette question, Nabile Farès l’a anticipée et y a apporté sa réponse dans un travail datant de 1986 et resté à ce jour inédit. Au regard des préoccupations et des déchirements identitaires, idéologiques actuels, au regard de l’angoisse de plus en plus grandissante chez les peuples de perdre leur « unique » culture, leur « langue ancestrale », ou d’être dominés par des politiques étrangères, au regard des conséquences tragiques que les dénis historiques provoquent, il devient, pour nous, urgent de prendre connaissance de ce travail littéraire et anthropologique qui aurait pu être intitulé Maghreb et Amazighité dont nous faisons une présentation rapide certes, mais, peut-être, suffisante pour mettre en relief l’actualité d’une réflexion passionnante et, sans doute, de bon goût, subversive ; comme si l’auteur avait voulu restituer à cet espace géographique et politique de civilisation contemporaine son désir, sa nécessité d’accueil et de civilité.
De Flaubert à Khatibi
[…]Pour Nabile Farès, le Maghreb est le territoire qui doit naître à son étrangeté inscrite dans son nom même. Pour atteindre cet objectif, il s’intéresse à la constitution des « discours et œuvres francophones sur les sociétés maghrébines », discours formulés par l’autre – de manières différentes, Gustave Flaubert et Louis Bertrand – sur le soi maghrébin, et discours formulés par soi sur soi, essentiellement à travers les écrits de Jean Amrouche, Mouloud Feraoun, Kateb Yacine et Abdelkébir Khatibi.
On peut être surpris au premier abord par cette coïncidence des noms. C’est que Gustave Flaubert, pour avoir écrit Salammbô, fournit, malgré lui, les symboliques qui vont permettre le passage de son œuvre de l’espace littéraire français dans lequel il s’est toujours inscrit à un espace idéologique colonial. Ce passage, nous rappelle Nabile Farès, c’est l’auteur Louis Bertrand qui l’assure avec son Flaubert. Écrivain colonial et académicien aujourd’hui tombé dans l’oubli, Louis Bertrand (1866-1941) fut à son époque comblé de succès. À titre d’exemple, son Flaubert a connu pas moins de huit rééditions successives.
[…]
La littérature coloniale apparaît donc comme « un mode de défense réactionnel à une déception historique, développant des contenus et productions idéologiques appelés en fonction d’une productivité sociale momentanée. L’État colonial devrait être celui de la réconciliation nationale, tout comme sa littérature doit être celle de sa réconciliation historique. »
Mais comment évolue « l’autre colonisé » face à cette négation de soi par la littérature coloniale ? Pour répondre à cette question, Nabile Farès interroge les générations littéraires francophones maghrébines, allant de Jean El Mouhoub Amrouche à Abdelkébir Khatibi, en passant par Mouloud Feraoun, Kateb Yacine, Driss Chraïbi et Abdelwahab Meddeb, suivant ainsi « l’évolution générale d’un texte maghrébin confronté à une situation structurale d’étrangeté » et dans laquelle se développe une culture du « portrait » chez des auteurs en quête de reconnaissance « à partir de [leur] propre histoire, même si cette histoire est déjà, en son déploiement, l’histoire d’un autre. »
[…]
« Une littérature de naissance »
Certes, avec ce Maghreb et Étrangeté, Nabile Farès nous invite, dans un premier temps, à aller à la rencontre de l’espace littéraire qu’est le Maghreb. Mais l’analyse ne peut se limiter au seul espace du Maghreb pour une re-connaissance de celui-ci comme lieu d’acculturations, passages de cultures à culture[1], non comme effacement de culture, mais, précisément, lieu où se côtoient le tamazight, l’arabe et le français, le judaïsme, le christianisme, l’islam, eux-mêmes liés, constitués par des présences culturelles antémonothéistes vivantes, comme les croyances, les actes magiques, les tabous, les systèmes de filiations ancestrales inventées et réinventées, les interdits traditionnels coercitifs alimentaires, religieux, sexuels qui font partie, aujourd’hui, des pensées, sentiments et des mœurs[2].
Cette re-connaissance de l’espace maghrébin déploie un savoir multidisciplinaire (anthropologique, psychanalytique, historique et littéraire) remarquable pour nous assurer une meilleure lecture des débats et polémiques idéologiques actuels. Et comparé aux discours médiatico-politiques dominant le XXe et le début du XXIe siècle, Maghreb et Étrangeté nous invite à croire en la possibilité d’un monde où langues, cultures et civilisations peuvent se nourrir les unes les autres, les unes des autres, sans qu’aucune ne soit contre les autres, pour peu qu’elles ne soient pas idéologisées et qu’elles n’entrent pas en rivalité. […]
[1] Lire, S. Freud, L’avenir d’une illusion [1927], trad. Marie Bonaparte, Paris, PUF, 1973 et Malaise dans la culture [1929], trad. Pierre Cotet, René Lainé, Johanna Stute-Cadiot, Paris, PUF, 2010.
[2] Lire Pierre Daum, « Sexes, jeunes et politique », Le Monde diplomatique, Paris, août 2014.
Discussion
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