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Comptes-rendus de lecture, Le Tarmac (Théâtre)

Ryoko Sekiguchi, Ce n’est pas un hasard, Chronique japonaise

État des lieux

Par Elsa Costero

RyokoCe n’est pas un hasard est une chronique japonaise écrite en français en 2011, suite à la catastrophe de Fukushima survenue le 11 mars. Ryoko Sekiguchi est à Paris quand elle apprend la nouvelle du séisme. Elle y est installée depuis 1997. Elle rédige sa chronique japonaise à Paris du 10 mars jusqu’au 4 avril, puis au Japon, du 4 au 30 avril. Elle écrit en français pour relater la catastrophe – elle écrit en français depuis 2003. « Je ne pouvais pas écrire en japonais, écrit-elle, je n’y ai pas pensé un instant. » . La poétesse définit son œuvre comme un rapport : « ce que je suis en train d’écrire, ce n’est pas de la littérature. / C’est un « rapport ». / Je dresse un rapport, le plus sincère possible. ». Plus loin, elle ajoute : « ce qui compte, c’est de rapporter tout ce que je peux comme traces de l’événement. Je ne cherche pas les belles phrases, je me l’interdis. ».

La distance, celle du sujet écrivant exilé, qui relate une catastrophe qu’il n’a pas vécue, dans une langue qui est devenue la sienne, mais ne l’a pas toujours été ; cette distance offre une perspective double : Ryoko Sekiguchi rapporte le séisme, le tsunami, l’accident de la centrale nucléaire, en étant à la fois dehors et dedans. Elle permet de surcroît de s’affranchir « de l’atmosphère de censure qui s’est développée. ». Le français apparaît, à cette occasion, comme une langue déliée. À la manière des chroniqueurs de guerre ou des chroniqueurs d’un règne, auxquels l’écrivain se compare, la distance est mise au service d’une plus grande justesse : « Ils fournissaient une description la plus précise possible pour autant qu’ils ne pouvaient être au plus près de leur sujet qu’en étant séparés de lui. ».

Ryoko Sekiguchi n’était pas au Japon le 11 mars 2011, mais elle est japonaise. C’est dire que cette catastrophe rappelle toutes les autres. Elle écrit, à propos de la voix du présentateur qui égrène les noms des disparus : « Ce ton qui nous colle aux oreilles, la vision de la catastrophe collée sur la rétine, se superposent à d’autres que nous avons connus depuis l’enfance, et il faut vivre avec cette vision de notre futur possible, à jamais gravée sur la rétine, qui hélas surgit parfois distinctement devant nos yeux. ». D’une certaine manière, la poétesse a vécu cette catastrophe, elle est « dedans ». En réponse à un ami français impressionné par les tsunamis, elle s’emporte : « Impressionnants ou pas, je m’en fous ! Pour nous, ce n’est pas une image, c’est la réalité qui nous tombe sur la tête ! » Pourtant, au moment où je dis cela, dans la distance, ce ne doit pas être pour moi autre chose qu’une image. ». À ce moment précis, un espace se déploie : même en exil, Ryoko Sekiguchi est « dedans ». Deux expériences s’entremêlent qui forment une instance narrative singulière : celle de l’étranger pour qui la catastrophe est une image, celle du ressortissant japonais pour qui la catastrophe est une réalité.

Ryoko Sekiguchi éprouve cette distance inédite. Elle écrit, par exemple, à propos de la première soirée passée dans son appartement parisien avec des amis japonais : « nous ne pouvons nous empêcher de penser que nous sommes, nous aussi, des Parisiens bien à l’abri ». Cette distance fait apparaître des caractères qui sont français et japonais ; non que ces caractères soient communs, mais les uns éclairent les autres. Par exemple, elle confie : « Il m’apparaît tout à coup qu’il y a des gens qui n’ont jamais connu cela, qui n’ont jamais été de leur vie confronté à une telle situation, comme les Français, debout sur la terre ferme – c’est une chance inouïe. ». Le discours devient en quelque sorte réversible. Il s’adresse tout autant aux Japonais et aux Français, parle tout autant des uns et des autres. Il fait place à la pensée de l’étranger que l’on peut partager parfois. « Les étrangers ne comprennent pas pourquoi les Japonais ne critiquent pas davantage Tepco, pourquoi si peu de voix s’élèvent contre l’énergie nucléaire. Je comprends qu’ils ne comprennent pas. Moi non plus, je ne comprends pas. ».

La chronique recueille les mots et les images utilisés par les Français à l’occasion du tsunami, soumis au regard de la poétesse japonaise. Les idées reçues sont mises à nu, à l’image de l’exemple des caricatures de La Grande Vague de Hokusai : « Certains commentateurs veulent y voir un symbole du tsunami – mais cette estampe, qui décrit merveilleusement les vagues au large de Kanagawa, n’a rien d’un tsunami ! Pauvre Hokusai. ». Ryoko Sekiguchi cite par ailleurs l’exemple de la presse qui « invoque la discipline des Japonais. ». Il ne s’agit pas d’« une différence de mentalité », explique-t-elle, [c’] est l’habitude acquise, un apprentissage très pragmatique qu’ont fait tous les Japonais. ». Elle remarque plus tard que « la presse internationale commence à émettre des critiques à l’égard des Japonais, dans les termes mêmes qui étaient utilisés pour dresser leur louange. ». Les Japonais sont devenus des objets de discours. Mais la chronique japonaise confirme que la voix de la poétesse porte, que cette dernière est envers et contre tout sujet écrivant, peut-être mis à l’abri par la langue française. Ryoko Sekiguchi évoque une amie japonaise, dont le conjoint est étranger, qui entrevoit l’avenir avec sérénité : « Peut-être pense-t-elle qu’en cas d’extrême danger, elle pourra toujours aller vivre ailleurs. ». La poétesse qui écrit en français a son ailleurs aussi. Enfin, dès lors que débute son séjour au Japon, dès le 4 avril, elle écoute et transcrit les discours des Japonais. Elle fait sien cet objet de discours et réajuste les idées reçues en confrontant les images à la réalité.

« Tout est remué en profondeur » écrit Ryoko Sekiguchi, « les transformations qui affectent la manière de parler, le discours, la narration, sont plus fortes cette fois-ci qu’après les catastrophes qu’on avait connues auparavant. ». Ce n’est pas un hasard est une tentative d’état des lieux de ce que sera l’écriture désormais, dans cet « après » inauguré par la catastrophe.

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