Se construire et se reconstruire à travers la langue française
par Victoria Famin
Dans Le bleu des abeilles (Gallimard, 2013), son quatrième roman, l’auteure argentine Laura Alcoba reprend l’écriture autobiographique de son premier texte, Manèges, petite histoire argentine (Gallimard, 2007). La petite fille qui avait vécu dans la clandestinité pendant la dernière dictature militaire en Argentine réapparaît dans ce dernier ouvrage pour raconter son expérience en tant que réfugiée politique en France. Si son père, militant de l’ERP (Armée Révolutionnaire du Peuple), a été emprisonné pendant la dictature, sa mère a réussi à quitter le pays pour s’installer finalement en France.
La très jeune narratrice évoque au fil des pages les différentes étapes de son parcours de vie, qui vont de la préparation de son voyage en France pour rejoindre sa mère en exil jusqu’aux premiers signes d’une « intégration » dans la société française. Son récit, plein de la fraicheur et de l’innocence propres à son jeune âge, laisse pourtant entrevoir une souffrance qui, sans être un cas de tiraillement entre l’ici de la France et l’ailleurs de l’Argentine, évolue dans un entre-deux. C’est justement la figure du père, enfermé dans les geôles des militaires, qui représente un dernier attachement avec le pays d’origine. La correspondance qu’ils entretiennent sous-tend tout le texte et accompagne le cheminement de la narratrice.
L’ouvrage est construit comme une suite d’instantanés qui reprennent les « souvenirs persistants bien que parfois confus » de l’auteure. Le long processus d’intégration de cette fille fraîchement arrivée en France est le fil conducteur du roman. C’est alors que la langue française apparaît comme le pilier autour duquel la narratrice doit se reconstruire et figure ainsi comme la garantie d’un avenir dans ce pays de l’exil qu’est la France.
Sans perdre de vue l’apprentissage de la langue française comme premier devoir, la narratrice partage avec le lecteur les détails de la relation qu’elle entretient avec son père resté en Argentine et les moments forts de sa découverte de la France.
Un entre-deux douloureux : la mémoire de la dictature et de l’exil
Les souvenirs de la dernière dictature que connut l’Argentine entre 1976 et 1983 nourrissent la prose de cette auteure. Encore enfant, elle vécut de près la répression car ses parents étaient des militants de gauche, opposés aux militaires qui prirent le pouvoir. Leur vie de famille fut ainsi bouleversée par la lutte des parents et par le passage à la clandestinité dans lequel elle dut accompagner sa mère. Le père, en revanche, est enfermé dans une prison de La Plata et, si dans un premier temps la narratrice peut lui rendre visite une fois par semaine, avec le départ en France, seule une correspondance régulière leur permet de garder le contact.
Cette correspondance entre la narratrice et son père est un élément constant dans le récit de Laura Alcoba :
Quand j’arrivais jusqu’à lui, mon père me parlait souvent de ce voyage que j’allais bientôt faire et pour lequel je devais me préparer. Il disait qu’après mon départ nous allions nous écrire, mais qu’il faudrait le faire régulièrement, une fois par semaine au moins, pour que, sur le papier, nous menions une sorte de conversation. Je me sentais prête, oui, j’écrirais. Un jeudi sur deux, je renouvelais ma promesse.
Pour le père, il s’agit d’une certaine façon de rester présent dans la vie de sa fille et de participer à son éducation et à son développement. Le dialogue épistolaire ainsi que la lecture commune de La vie des abeilles de Maurice Maeterlinck, rapprochent ces deux personnages qui sont pourtant séparés par des milliers des kilomètres.
La figure du père apparaît également dans le récit comme un élément qui rappelle la raison de son exil : la répression et la persécution des militants de gauche pendant la dictature militaire. C’est ainsi qu’apparaît la question de la « cinquième photo ». Le père demande à la jeune fille de lui envoyer une photo pour qu’il puisse la garder dans sa cellule de la prison :
Mon père ne peut avoir que cinq photos dans sa cellule. C’est comme ça, c’est le règlement de la prison. Il faut par ailleurs qu’on y voie des personnes avec lesquelles il a un lien de parenté et dont il a au préalable déclaré l’identité. C’est que l’administration de la prison veut savoir qui est qui et pourquoi il a ces clichés avec lui. Il n’a droit qu’à ces seules photos, quelle que soit leur taille. Elles peuvent être petites, minuscules, même, peu importe : il ne peut avoir dans sa cellule que cinq photos, pas une de plus.
La narratrice n’arrive pas à satisfaire la demande de son père. L’angoisse qu’elle éprouve et l’impossibilité d’accomplir un geste simple mettent en relief l’évolution du personnage tout au long du texte. Si ce récit peut être considéré comme un roman de formation, le fait de retarder l’envoi de la photo en tant que représentation de sa personne est un geste qui montre la conscience de ce processus de formation qu’elle entreprend. Par ailleurs, le fait de n’avoir qu’une chance, car son père ne peut avoir qu’une seule photo, complexifie encore plus la démarche.
Le thème de la dictature, de la séparation de la famille et de l’exil sont traités avec un ton à la fois naturel et détaché : la narratrice rend compte de cette situation douloureuse par le biais de certains événements évoqués. C’est le cas des retrouvailles de sa mère avec d’autres réfugiés politiques argentins, ayant fui comme elle la dictature :
Un matin, Raquel et Fernando ont débarqué […]. Ce sont des amis de ma mère qui se sont réfugiés en Suède, des Argentins, également, d’anciens guérilleros, comme l’étaient mes parents et Amalia. […] C’est qu’avant de venir nous voir, ils ont fait des haltes chez d’autres Argentins, en Allemagne, à Leverkusen, et même dans le nord de la France, du côté d’Amiens. Ils ont fait la tournée de l’exil.
Le réseau des réfugiés installés en Europe est doublé, dans la conversation qu’entretiennent les personnages, d’un réseau de ceux qui n’ont pas pu échapper à la répression militaire. Lorsque les adultes énumèrent les camarades militants morts et exilés, la narratrice reconstruit ses souvenirs argentins.
La France rêvée, la France réelle
Le voyage de la narratrice en France, pour rejoindre sa mère exilée, est minutieusement préparé par ses grands-parents. Il n’est pas question pour eux de compromettre l’avenir de leur petite fille. C’est ainsi que la thématique de l’intégration est installée dans le récit. Ce bildungsroman est construit principalement autour de la hantise de la narratrice de s’adapter à sa nouvelle vie en France et ce par le biais d’une connaissance approfondie de la culture française. C’est ainsi que plusieurs années avant son départ en France, elle commence à étudier le français avec Noémie, une professeur qui tente de lui transmettre les bases culturelles qui lui permettraient de vivre comme n’importe quelle jeune fille française :
Noémie m’a appris des chansons, Au clair de la lune, d’abord, puis Frère Jacques. À La Plata, mon professeur pensait que ce répertoire était essentiel à ma future intégration, comme elle disait tout le temps. Pour t’intégrer, tu dois savoir chanter tout ça. À la claire fontaine, aussi.
L’évocation de la préparation au voyage est l’occasion d’énumérer tous les lieux communs de l’enfance française, avec les chansons, les noms donnés aux animaux de compagnie, etc. La description de Paris comme destination prévue pour la narratrice est construite comme une suite de cartes postales destinées à émerveiller le monde. C’est ainsi que la France rêvée se dessine dans le récit et devient non seulement une terre d’asile mais aussi un lieu merveilleux.
Pourtant, la narratrice met en évidence, avec un parallélisme constant entre ce lieu imaginé et la France réelle, un clair décalage entre le projet du départ et son expérience en région parisienne. Bien qu’elle ait toujours pensé qu’elle vivrait à Paris, la narratrice retrouve sa mère dans un appartement à peine meublé, dans la cité de la Voie-Verte au Blanc-Mesnil. C’est ainsi qu’elle découvre une autre réalité, loin des images d’Épinal qui illustraient son manuel de français. Sans expliciter la dichotomie centre-périphérie, qui devient ici Paris-banlieue, elle est consciente que le fait d’habiter loin de Paris peut décevoir ses camarades d’Argentine :
C’est pourtant ce que j’ai raconté à mon amie Julieta dans la lettre que je lui ai envoyée, à peine arrivée. Comme tu peux le voir sur mon adresse, je n’habite pas à Paris mais juste à côté. J’ai écrit ça pour faire simple […]. Si je lui avais écrit que pour arriver à Paris il faut traverser Drancy, Bobigny et Pantin, je sais bien qu’elle aurait été drôlement déçue et qu’elle serait allée raconter à Ana, à Veronica et aux autres qu’en réalité je n’habite pas du tout à Paris.
Au Blanc-Mesnil, la narratrice découvre une autre France, où des immigrants se retrouvent dans des quartiers modestes et où le fait d’avoir un ami français devient un exploit. Elle décrit des lieux qui n’ont pas le charme des rues parisiennes mais qui deviennent beaux parce que les personnes qui y habitent sont touchantes. Luis, Ana, Inès et Astrid deviennent ainsi les compagnons de la narratrice et les premiers éléments d’ancrage dans le sol français.
Cette perception du contraste entre la France rêvée et la France réelle est renforcée par la découverte de Meudon, lorsque la narratrice part en vacances avec une famille aisée de la banlieue sud de Paris :
Plus encore que les alentours de Claparède avec ses immeubles aux cours si soignées, la vue de Meudon m’a ramenée à Noémie et à cette France qu’à La Plata j’avais découverte grâce à elle, dans les pages du joli manuel au papier glacé. Ce pays-là existait bien, il était là, dans ce décor idéal, loin du barrio latino version Blanc-Mesnil, de la Voie-Verte et des Quinze-Arpents.
Sans avoir un discours moralisateur sur les inégalités qui existent entre les différentes communautés de France, la narratrice se montre sensible et lucide. Elle ne prend pas de position, mais son regard attentif montre bien que le processus de formation avance avec la découverte de cette France insoupçonnée.
Se reconstruire à travers la langue française
La narratrice de cette autofiction, que le lecteur avait déjà découverte dans Manèges, est une fille avec une forte personnalité. Il serait ainsi inexact d’affirmer que dans le présent récit elle soit en train de se construire. Pourtant, elle entreprend bien un processus de formation qui lui permet de se reconstruire après l’exil, d’assumer son statut d’enfant réfugié et de s’intégrer dans la société française. Pour ce faire, elle met un point d’honneur à maîtriser la langue française.
Cet apprentissage est présenté comme une véritable progression, de la maîtrise des bases de la langue jusqu’à la capacité de penser en français. Le mouvement crescendo fonctionne comme le reflet de l’optimisme de la narratrice qui, malgré quelques difficultés, ne se décourage jamais.
Les particularités de la graphie française sont mentionnées comme une porte d’entrée pour la découverte de cette langue :
Assez vite Noémie m’a montré des caractères que je n’avais jamais vus, l’accent grave et le circonflexe, et puis le c cédille. Ce nouveau signe, plus que les autres, je l’ai tout de suite aimé : à La Plata, je m’entraînais sur des petits bouts de papier, dans les marges blanches des journaux ou au dos des enveloppes vides, à écrire ce simple mot : français, et parfois des c cédille seuls, collés les uns aux autres ççç, e qui formaient une sorte de chaîne ou de sillon. C’était une manière de patienter avant un départ que je croyais imminent.
Cette première approche de la langue française qui passe par le dessin est un élément qui renforce l’innocence de la narratrice en tant qu’enfant. L’aspect ludique de l’apprentissage n’est pas mis en évidence dans le texte mais il peut être lié au fait que la narratrice n’éprouve aucune difficulté à faire sienne cette langue française.
C’est ensuite le tour de la phonétique française et des difficultés qu’elle suppose pour un hispanophone. La narratrice semble obsédée par son accent, qu’elle voit comme un handicap et même une source de honte. Pourtant, la musicalité de cette langue, qui sollicite d’autres parties de la bouche, lui procure du plaisir :
Dès que je suis seule, pourtant, devant le miroir de la salle de bains, je m’entraîne à prononcer des mots compliqués, avec plein de r, des voyelles sous le nez, des g et des s entre deux voyelles, ceux qui grésillent et qui font comme des chatouilles au niveau du palais – arrosoir, paresseuse, gélatine, raison, raisin, raisonne.
Cet apprentissage du français qui accompagne l’évolution de la jeune narratrice se poursuit à l’école, où le contact avec ses camarades l’oblige à parler français, mais aussi à la bibliothèque. En ce sens la lecture de Les Fleurs bleues de Raymond Queneau devient un véritable défi pour cette jeune fille décidée à aller au bout de sa démarche.
Apprendre la langue française, réussir son parcours scolaire, s’imprégner de la culture du pays sont des objectifs fixés aussi bien par la narratrice que par sa mère : « C’est que ma mère ne jure que par l’immersion. Elle attend de moi que je réussisse cette histoire de bain linguistique, que je me débrouille le plus vite possible ». Ces exigences pourraient constituer un facteur de tension dans la vie de la jeune fille. Pourtant, elles n’apparaissent pas ainsi, au contraire, elles annoncent les petites victoires qui mènent la narratrice à se construire entre deux pays, l’Argentine des origines et la France de l’exil.
L’intégration tant souhaitée par les parents comme par la narratrice elle-même passe d’abord par l’intégration de la langue française, qui constitue le véhicule naturel d’une culture. La possibilité de « penser en français » ne fait que confirmer l’intériorisation de la langue, ce que la narratrice vit comme une véritable renaissance. Elle retrouve ainsi une nouvelle vie qui, sans nier son passé, lui offre la liberté de passer sans entraves, de l’espagnol au français et de l’Argentine à la France.
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