« À l’ombre de la haine »
Par Sandrine Meslet
« La vie est une piscine publique. Sale et pleine d’intrus. On se heurte contre ceux qu’on ne désire point1. »
La romancière Shumona Sinha choisit de donner pour titre à son premier roman celui d’un poème en prose extrait du recueil posthume de Charles Baudelaire Le Spleen de Paris publié en 1869. Ce choix, dévoilé par une note liminaire au seuil du texte, invite le lecteur à s’interroger sur l’auteur de cette curieuse injonction et sur son écho à l’intérieur du roman.
De très courtes phrases, plus rarement alternées avec de longues phrases proustiennes, disent le mal-être de la condition d’interprète de la narratrice. Les récits des candidats à l’exil, qu’elle traduit jour après jour, se transforment en de curieux objets littéraires, à mi-chemin entre la farce et le drame. Le mélange des registres produit un malaise jamais démenti par une fin ouverte vers un possible retour, mais qui est pourtant nié et contredit dès les premières pages « On ne peut jamais retourner à l’endroit de départ. Il n’est plus là2. »
Le roman propose de repenser les héritages et les liens qui unissent les hommes les uns aux autres mais aussi ceux qui les lient aux territoires, que ce soit ceux qui les entourent ou encore ceux qu’ils traversent. Plus que le récit d’une perte, c’est celui d’un assaut, d’une dernière tentative pour s’imposer comme un tout que déploie le roman, une invitation aussi à en respecter les mystères et les impasses.
De nombreuses oppositions voient le jour dans le roman, celles qui opposent les personnages entre eux, dont le plus souvent la narratrice aux autres personnages, mais aussi celles qui scindent les espaces. La violence des lieux et des échanges plongent le lecteur dans un univers paradoxal dans lequel il a tendance à se perdre tant les marqueurs disparaissent et laissent place à une vision chaotique du monde. Le bien et le mal, le mensonge et la vérité, la peur et le courage deviennent des notions floues, qui se mêlent ensemble et questionnent leur réalité.
Dans cet univers régi par ces multiples oppositions, les affrontement naissent et la mort peut faire son apparition au sein des récits des candidats à l’exil. La mort s’y trouve alors donnée avec frénésie :
La paix vint à pas chancelants, avec ses ailes de vautour, obscures, étouffantes, la paix à puanteur de mort, muette et étourdie de honte. Les poignards n’arrachent pas seulement la peau, mais dévoilant notre propre laideur intérieure, la chair s’ouvre et s’étale devant nos yeux, plus d’interdit, la frénésie commence, le temps s’arrête. Tuer est un enivrement. On ne fait plus marche arrière. Les cadavres s’accumulent. Entassement infranchissable3.
La déshumanisation à l’oeuvre dans cette mise à mort est soutenue par la métonymie doublée d’une métaphore, les « poignards » symbolisent l’impossible identification des meurtriers mais aussi l’énergie destructrice qui les dépasse et les pousse à tuer toujours plus. Il s’agit ici du seul passage du roman dans lequel le lecteur ressent l’allusion directe à une réalité historique, celle des massacres intercommunautaires entre musulmans et hindous qui ont ensanglanté l’Inde. Il justifie à lui seul l’exil même si, à l’intérieur du récit, la romancière ne privilégie que les récits empruntées, détournés ou encore volés. Car, parmi les candidats à l’exil, seuls les menteurs ou encore les comédiens intéressent par leur crédulité et leur audace « On leur déconseillait de mentir auprès de l’autorité, mais ils riaient, gauches et incrédules. Ils croyaient pouvoir passer à travers les mailles du filet grâce à leur talent de comédiens4. » La survie ne s’embarrasse pas de scrupules, elle n’en a tout simplement pas les moyens.
Mais le récit est essentiellement celui d’un débordement lorsque la narratrice fait le récit de sa propre violence face à un réfugié. La romancière ménage un suspense en refusant d’expliquer d’emblée l’arrestation de la narratrice, il faut laisser le temps à la violence de s’installer, de se nourrir des improbables récits lesquels pourraient expliquer ce passage à l’acte. Les interrogatoires dessinent le portrait d’une femme rompue, qui ne laisse entrevoir d’elle qu’un trou béant. Elle sembla ainsi échapper à toute tentative d’explication, de justification. A-t-elle tué ? Est-elle repentante ? Pourra-t-elle reprendre le cours « normal » de son existence ?
Cet acte symbolique laisse voir la reconduction du motif baudelairien initial, le passage à la violence et son impossible explication voire son inenvisageable justification. Il existe ainsi un questionnement de la pauvreté dans le traitement esthétique et poétique qu’en proposent les auteurs. Le renversement et le parti pris qui en écoulent dans le poème en prose de Baudelaire révèle une dénonciation ambiguë reprise par la romancière Shumona Sinha. « Assommons les pauvres ! » porte une invitation à découvrir que les mendiants sont, avant tout, des semblables mais c’est aussi une proposition esthétique dans laquelle le mendiant est transformé par le regard du poète et, à nouveau, dépossédé. Sa violente agression sous les coups du poète souligne cette dépossession reprise à son compte par la romancière « Mais qui suis-je après tous pour parler d’eux ? Je suis en train de voler leurs histoires. Je les sublime dans la misère et la laideur. Je suis un narco-pirate. Je cherche à m’enivrer5. »
Ce combat, voulu d’égal à égal, est une dérisoire tentative d’asseoir une égalité, elle-même effacée par la brutalité et l’acharnement des deux assauts. Les deux tentatives se soldent par un échec, dévoilent une nouvelle impasse et révèlent une démarche aussi déconcertante que vaine à l’image du roman qui oscille entre accueil et rejet de l’autre.
1 Shumona Sinha, Assommons les pauvres !, Éditions de l’Olivier, 2011, p. 107.
2 Ibid., p. 45.
3 Ibid., p. 48
4 Ibid., p. 122
5 Ibid., p. 135
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