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Chronique/actualité

L’écrivain algérien entre deux logiques normatives médiatiques parisiennes

 

Du « mauvais Kabyle » au « bon Arabe », le dilemme des auteurs algériens lus en France

Par Ali Chibani

 

 

 

 

Affiche coloniale.

Affiche coloniale.

A l’origine de cette réaction, une chronique intitulée « Livres : le roman algérien, miroir de la France » d’un certain Fabien Mollon, présenté comme le secrétaire de rédaction du magazine Jeune Afrique. Si nous avons décidé de nous y intéresser, ce n’est nullement pour la pauvreté, ni pour les contradictions de ce qui est présenté comme une contribution à la rubrique « Idées » sur le succès de la littérature algérienne en France, mais pour ce qu’elle révèle de l’imaginaire et de l’inconscient français lorsqu’ils réagissent aux écrits des auteurs algériens.

Comme certains médias et polémistes ordonnant aux musulmans de manifester leur rejet des attentats islamistes, il existe en France des médias et des polémistes qui somment les étrangers considérés, au regard de leur faciès, comme des « musulmans » de cesser de faire la critique de leur pays, de leurs cultures et de l’idéologie islamiste ou de l’islam pour offrir à la France l’image d’un « monde musulman » satisfait de ses aliénations et de ses dérives idéologiques. Tout cela a pour seul but de ne pas nourrir le discours de l’extrême droite en France. En d’autres termes, l’écrivain bougnoul, avant de s’exprimer, doit d’abord penser aux répercussions de ses propos en France et accepter d’entrer dans une grille de lecture du monde française.

De même que dans les années 80, les leaders des Frères Musulmans décidaient, du sol égyptien, qui, en Algérie, était un apostat pour interdire son enterrement dans un « pays musulman[1] », voici venue l’ère où des voix s’élèvent de France pour porter la même accusation envers tout Algérien qui marque, pour reprendre les propos de M. Mollon, digne héritier de l’inconscient colonial français et bon imam qui s’ignore, une « prise de distance par rapport à l’islam ».

Racisme de gauche ; racisme de droite, la différence

Dans Portrait du colonisateur, « Albert Memmi propose une analyse plus fine de cet acteur de la colonisation. Cette démarche lui permet d’établir une distinction entre la figure du colonial, celle du colonisateur et celle du colonialiste[2] », sachant que le colonial et le colonialiste ont vocation à devenir des colonisateurs pour vivre la contradiction de leur doctrine ou de leur réalité avec les nécessités qu’impose leur statut qui, pour perdurer, dépend de la poursuite de la colonisation et des inégalités sur lesquelles elle se construit. Cette différence n’a pas disparu aujourd’hui. Disons que les deux premiers feraient partie de ce que nous appelons actuellement « la gauche » et le dernier de « la droite », avec cette nécessité pour certains journalistes ou « intellectuels » de gauche d’enfermer l’étranger et/ou le pauvre, de manière générale le dominé, dans une représentation figée qui en fait une victime passive devant être défendue par les paternalistes qu’ils sont.

Allons franchement dans l’analyse du contexte politique actuel : en France, il existe deux formes de racisme : le racisme de droite et le racisme de gauche. Le premier est frontal, il avance sans masque et sans fard ; le second est plus pervers, peut-être plus pernicieux : il ne se voit jamais comme tel mais se veut humaniste quand il est paternaliste dans l’intérêt, veut-on nous faire croire, du « musulman », auquel, droite et gauche dénient toujours toute appartenance citoyenne comme cela fut le cas sous la colonisation où le terme « musulman » offrait cette possibilité de ne pas nommer l’indigène en tant qu’Algérien, ce qui aurait impliqué de lui reconnaitre une nation propre, ni en tant que « Français », ce qui aurait supposé de lui reconnaitre en conséquence le droit à l’égalité de traitement avec les Européens d’Algérie. Aujourd’hui encore, le Nord-Africain, en France, est un assigné-à-religion et un assigné-à-identité. Il n’a pas le droit de sortir des cases qu’on lui a taillées et qui sont à la mesure du complexe de supériorité et de la bien-pensance des uns et des autres.

Du droit de critiquer et du devoir d’être honnête

De ces critiques ressort la certitude commune à la gauche et à la droite que la France et la pensée française sont le centre du monde. Tout ce qui existe autour est périphérique comme les littératures francophones sont périphériques à la littérature centrale française. De cela, M. Mollon nous donne la preuve puisque, pour lui, le succès en Europe des œuvres de Boualem Sansal et de Kamel Daoud s’explique par les motivations qu’il attribue au lectorat français : « C’est en tout cas ce que laisse penser la façon dont est reçue, en France, la littérature algérienne. »

Cet intérêt public porté à des auteurs algériens, il convient, pour M. Mollon, de le frapper de suspicion bien qu’il reconnaisse que « ces deux livres méritent, par leurs seules qualités littéraires, le succès qu’ils ont rencontré. » Puisque le motif littéraire est exclu, quel argument nous est présenté par M. Mollon pour justifier cette suspicion ? Ses inquiétudes personnelles et l’actualité française marquée par une atmosphère délétère à cause d’un racisme qu’on nous dit plus « libre » que jamais, ce que peuvent démentir les immigrés nord-africains qui ont vécu en France dans les années 60 et 70. Mais de cela ne tenons pas compte, car cette information imposerait de faire parler des « musulmans », sans leur fournir l’assistance française dont ils ont besoin. Ne tenons pas compte non plus du fait que le livre d’Hédi Kaddour est la 73ème meilleure vente de l’année 2015. M. Mollon préfère arrêter sa sélection aux 50 premières ventes puisque Sansal est 15ème et Daoud 47ème. Cela offre en plus l’opportunité d’évincer Yasmina Khadra qui n’apparait pas dans la contribution fort sélective de M. Mollon. Bien qu’il soit à la 54ème place, Khadra ne prend pas ses « distance[s] par rapport à l’islam », ce qui ne le rend plus inquiétant, ni suspect aux yeux du contributeur de Jeune Afrique.

Tout lecteur, tout journaliste, tout secrétaire de rédaction a naturellement le droit de critiquer un ouvrage littéraire de quelque auteur qu’il soit. Mais toute critique appelle des arguments et une analyse vérifiée et vérifiable des faits et des œuvres, ce que nous avons proposé de faire à propos de Gouverner au nom d’Allah de Boualem Sansal[3].

En contestant un auteur, il ne s’agit nullement de lui dénier le droit à l’expression mais de relever ses contradictions, les insuffisances de sa pensée ou de son style, tout en tenant compte du contexte culturel, social et politique à partir duquel il s’exprime et qui est, dans le cas de Daoud et de Sansal[4], un pays où l’on accuse le bikini des femmes de provoquer des séismes, où des femmes sont tuées parce qu’elles refusent de répondre aux avances des hommes[5], où une femme non voilée est insultée tous les jours[6], où 60 % des femmes pensent que les hommes ont le droit de battre leurs épouses[7], où des imams enseignent chaque vendredi dans les mosquées que les sangliers sont des Juifs transformés ainsi par Dieu qui a voulu les punir…

 Un inconscient « trivial »

Ce genre de situation, qui ne cesse de se dégrader avec le temps du fait d’une école qui détruit les nouvelles générations qu’elle réislamise, qui leur enseigne la haine et le sexisme au lieu de les aider à se construire et à trouver leur place dans le monde du XXIe siècle et qui leur enjoint de ne pas assumer leur besoin de changer leur société, ce qui les condamne à vivre leurs amours en secret, par hypocrisie et par peur justement de laisser croire qu’ils prennent leurs « distance[s] par rapport à l’islam »[8], n’a nul besoin des « inquiétudes », des postures idéologiques creuses, ou des conjectures subjectives des médias français qui, loin de révéler quoi que ce soit sur l’ouvrage critiqué ou sur sa réception, ne font que manifester les intentions malveillantes et l’inconscient trivial de leur auteur.

De ces arguments objectifs, nous ne trouvons guère de trace dans la chronique de M. Mollon qui « analyse le succès de Sansal et celui de Daoud à l’aune de ce contexte [français] », car, encore une fois, pour lui, la France est le monde. Et c’est ce contexte qui nourrit ce sentiment paternaliste « déprimé » qu’est le regret de découvrir qu’en France « le “bon Arabeˮ, c’est celui qui se tient éloigné de la religion et qui a “assimiléˮ la culture européenne » puisque, comme chacun le sait, en Europe, il n’existe qu’UNE culture, et c’est fort probablement, LA culture française, celle des médias et des nationalistes qui nient la diversité culturelle en France et dont M. Mollon se plaint tout en adoptant leur schéma de pensée. Et M. Mollon de conclure : «  la littérature algérienne tend à la France un peu reluisant miroir : ce qui pourrait passer pour une ouverture du lectorat et des milieux littéraires sur le monde ne serait-il finalement que le reflet des crispations identitaires à l’œuvre chez l’ancien colon ? »

Naturellement, M. Mollon, représentant de la « bonne France » qui défend le « bon Arabe » dont les livres ne sont que le miroir de la belle France et jamais de l’inintéressante Algérie, est très au fait des débats et des conflits qui secouent le pays de Kateb depuis l’indépendance, notamment à cause de cette perversion qui nie les valeurs de l’islam remplacé par des pratiques idéologiques islamistes, c’est-à-dire une perversion qui a fait prendre pendant plusieurs années les têtes décapitées pour des lanternes du paradis. Aussi ignore-t-il  les chroniques et les écrits de Kateb Yacine sur l’islamisme, sur la régression socio-politique et culturelle à laquelle les dirigeants post-indépendance ont condamné leur peuple, avec, cette fois, le silence de la « bonne France ». Mammeri, Farès, Djaout, Djebar, Mimouni, Bourboune, Mokeddem et surtout l’islamologue Mohammed Arkoun ont aussi dénoncé la « réislamisation » des sociétés majoritairement musulmanes par des régimes autoritaires, voire dictatoriaux, qui, pour durer, jouent la carte du « bon musulman, c’est celui qui subit les épreuves envoyées par Dieu et se tait ».

Pendant ce temps, on assiste en France à un bien triste spectacle. D’une part, il y a une droite qui défend chez les catholiques ce qu’elle considère comme des dangers et des vices chez les musulmans ; d’autre part, se trouve une gauche qui dénonce chez les catholiques[9] ce qu’elle considère comme des « droits légitimes » chez les musulmans. Une droite et une gauche qui débattent tant du droit de pratiquer sa religion quand on est musulman et si peu du droit du Français d’origine maghrébine à sortir du ghetto ou sur ses chances d’accéder à des métiers à la hauteur de ses qualifications.

Haine et paternalisme, la confrontation complémentaire

Le paternalisme de gauche est-il plus « pur » de mépris que la haine de droite ? A en croire la tribune de M. Mollon, la réponse est non. Ce dernier condamne le succès de deux œuvres littéraires qui, selon lui, confortent l’islamophobie rampante en France, en faisant appel à un cliché raciste issu de la colonisation et repris allègrement par les autorités algériennes après l’indépendance : le bon Kabyle facilement assimilable[10] – pour la Mère Patrie – ou le Kabyle séparatiste, traitre et mécréant pour l’État algérien.

La tribune de M. Mollon commence en effet par l’intrigue d’un roman censé satisfaire l’imaginaire raciste « européen » et, au cœur de cette intrigue, se trouve un « Kabyle », alors que ni Sansal, ni Daoud ne proposent un personnage central kabyle :

L’histoire ? Un Kabyle dont la foi musulmane serait mise à mal par la redécouverte de ses racines préislamiques et qui, ne sachant concilier ces deux identités, envisagerait le tabou ultime : le suicide.

Si l’auteur avait mis un personnage issu d’une autre communauté, ses propos auraient suscité moult indignations ou n’auraient pas été publiés par le magazine. Mais jouer sur les clichés dont sont victimes les Kabyles passe pour vertu. Nous ne voulons pas accuser M. Mollon de partager un tel cliché raciste. Mais prétendre tourner en dérision ce cliché (nous voulons le croire), en l’invoquant de manière injustifiée et irrationnelle, peut laisser craindre que, volontairement ou involontairement, l’auteur le conforte et renforce dans leur certitude celles et ceux qui le partagent. En effet, la première question qu’il convient de se poser ici est : quel élément, dans l’œuvre de Sansal ou de Daoud, justifie le recours à un cliché raciste sur les Kabyles ? Aucun.

Analysons à présent la « trivialité » de cette « accroche » somme toute coloniale.

L’auteur commence par sous-entendre que le bon Kabyle est de foi musulmane. Cela est connu de tous, un Nord-Africain ne peut être que musulman, la capacité de remettre en cause son appartenance religieuse ou de la choisir n’étant pas dans son domaine de compétence. Le même auteur, nous annonce que cette foi est mise à mal par la redécouverte de ses racines préislamiques. Voici un vieux cliché défendu par les autorités algériennes et par les islamistes pour qui l’histoire amazighe est en contradiction avec la foi musulmane. Pour cette raison, les Algériens ont longtemps été sommés, par la propagande du Parti Unique et des « Frères », de choisir entre leur histoire et la religion musulmane, donc d’accepter leur arabisation, car dans la mythologie des États d’Afrique du Nord, de même que dans la mythologie française, tout musulman est Arabe, tout Arabe est musulman. Tout ce qui sort de cette équation ontologique est un traitre, un vendu.

Dans le même passage, M. Mollon nous apprend que la découverte de leurs racines préislamiques par les Kabyles est postérieure à la  découverte de leur foi musulmane. Telle est donc la mise au jour archéologique du siècle. Celle-ci porte sur un peuple qui enseigne aux plus jeunes leur histoire par la transmission orale et qui apprend à ses plus jeunes que la langue et la culture priment sur toute autre considération (politique, religieuse, économique…).

La découverte de ses racines préislamiques amène néanmoins et forcément notre malheureux Kabyle à souffrir de ses « deux identités », puisque, comme chacun le sait encore une fois et comme le souligne M. Mollon, il existe UNE identité musulmane homogène et qui ne change pas à travers l’histoire, de même que l’identité kabyle est figée depuis l’ère préislamique. Ce qui n’est naturellement pas le cas de l’identité française et encore moins de l’identité européenne que le malheureux personnage assimile au lieu d’accepter d’être une partie du « monde arabe », ce qui aurait fait de lui un « bon Kabyle ». Et c’est tout naturellement que le Kabyle qui assimile si facilement la culture française par rejet de l’identité musulmane finit par se suicider. En attendant l’enterrement de ce pauvre Kabyle, M. Mollon ne nous dit pas si les millions de Kabyles musulmans encore en vie sont des ignorants de leur histoire ou des idiots qui ne s’interrogent nullement sur leur identité. Il ne nous dit pas non plus si les Kabyles athées, déistes ou chrétiens ne sont pas musulmans uniquement dans le but de plaire aux racistes de France.

Pour toutes ces raisons, il est évident que le suicide du malheureux Kabyle musulman rappelle Goethe. Oui, Goethe ! Un Européen pour raconter les souffrances d’un Kabyle muet, quoi de plus naturel !, d’autant que le suicide du jeune Werther est l’incarnation du malheureux Kabyle alors que Charlotte est très probablement un personnage allégorique représentant le romantisme islamique. Tous ces siècles passés à chercher le véritable message du roman de Goethe. Et M. Mollon vint

M. Mollon qui aurait pu invoquer La Terre et le Sang[11] de Mouloud Feraoun ou encore L’Aventure Ambiguë[12] d’Hamidou Kane où l’arrachement aux racines culturelles pour aller à la rencontre de la civilisation coloniale coûte la vie aux personnages centraux. Mais voilà, ce sont là deux romans d’Africains qui ne parlent pas de l’islam[13] mais de leur culture présentée comme une expérience qui embrasse un champ plus vaste que celui de la seule appartenance religieuse.

M. Mollon, pour rappel, ajoute dans sa contribution : « Plus trivialement, on est en droit de se demander si la reconnaissance éditoriale, institutionnelle et commerciale de 2084 et de Meursault, contre-enquête ne participe pas d’une logique normative : le “bon Arabe[14]ˮ, c’est celui qui se tient éloigné de la religion et qui a  “assimiléˮ la culture européenne.ˮ » Mais que nous propose-t-il pour satisfaire les besoins narcissiques de tout paternaliste de gauche et frustrer la gouaille de tout raciste de droite ? A cette question, M. Mollon ne répond pas, mais à travers la progression de son texte qui passe du malheureux Kabyle au « bon Arabe[15] », on peut émettre quelques hypothèses peut-être subjectives sur une « logique normative » qui peut être la sienne, ne serait-ce que pour proposer à M. Mollon et à la gauche l’histoire si passionnante que tout écrivain algérien devrait écrire pour n’être pas un moteur de l’islamophobie en France et surtout pour nourrir ce que Kateb Yacine appelle le « complexe arabo-musulman[16] » en Algérie, complexe qui arrange tant l’imaginaire français ou l’Autre, à haïr ou à paterner, est l’Arabo-musulman.

Pour éviter toute confusion, pour qu’on ne nous accuse pas d’islamophobie ou de faire le jeu de l’extrême droite, nous tenons à préciser que les lignes proposées ci-dessous sont inspirées des discours et des clichés circulant en France et en Algérie sur les Kabyles. Il n’y a que les personnages qui sont fictifs, alors que la fin de notre personnage est devenue aujourd’hui une réalité en Kabylie.

Mohand, un Kabyle arabe heureux [17] 

Pour ne pas susciter la suspicion de la gauche en France, le personnage dont tout auteur algérien doit être l’inventeur est un « bon Kabyle » – prénommons-le Mohand, variante kabyle de Mohammed – qui refuse d’assimiler la culture européenne. Il découvre, grâce à Alexis, un voyageur parisien à qui il sert le thé, que son histoire ne commence pas avec l’islam, mais que ses débuts remontent à bien plus loin avant. Curieux, le blond et gentil Mohand interroge de ses yeux bleus l’humaniste parisien qui lui décrit dans le détail la vie du peuple barbaresque avant l’arrivée de la sainte et grande religion du prophète Mohammed que le Salut de Dieu soit sur lui. La réaction du personnage ? Il est malheureux et honteux de découvrir qu’il descend d’un peuple polythéiste, mangeur de sanglier, qui a accepté de se convertir au christianisme et, Ô suprême trahison, au judaïsme, avant d’être islamisé. Même si l’islamisation, comme la christianisation de l’Afrique du Nord, s’est faite dans le sang, Mohand trouve scandaleux les violences chrétiennes mais tout à fait saines les violences musulmanes. Il s’en réjouit et accepte volontiers l’appellation de « foutouhate » (Ouvertures) qui leur est dédié au lieu du terme péjoratif « conquêtes » que certains traitres Kabyles emploient.

Mais Mohand est déchiré par sa découverte. Dans son sang coulent des globules animistes – Alexis lui a parlé de la composition du sang en s’appuyant sur les bulles qui se formaient dans le thé servi par Mohand.

Être ou ne pas être ? Telle est la question shakespearienne que se pose Mohand que le voyageur parisien décide de surnommer désormais René. Conscient de l’ultime tabou religieux qu’est le suicide et oubliant que dans son pays des centaines, voire des milliers de personnes se suicident annuellement à cause des conditions de vie difficiles qui sont les leurs, Mohand, qui a refusé d’assimiler la civilisation européenne par fidélité à sa foi, fait le choix d’assimiler la culture « arabo-musulmane » qu’il connait grâce au ténébreux Alexis. Celui-ci lui a en effet vanté, entre deux figuiers malingres, un espace géographique et historique homogène, monolingue et plein de chameaux où tout le monde est heureux de vivre sa religion dans la paix, car il n’y a que cette religion qui est pratiquée. La femme est si fière de vivre derrière un voile qui la tient loin des désirs sexuels irréfrénables de ses « frères » et qui fait d’elle l’objet des désirs érotiques des courageux voyageurs et peintres européens. Mais surtout la langue arabe est, d’après des scientifiques saoudiens et égyptiens lus par le savant Alexis, celle qui sera parlée au paradis par toute l’humanité. À cette suggestion, Mohand le beau rebelle grimace car un représentant de l’État algérien lui a déjà dit la même chose. Mais enfin, si c’est un voyageur venu d’Europe qui le répète, le représentant de l’État pouvait, pour une fois, avoir raison.

Ainsi, Mohand arrête de se dire Kabyle, il arrête même de parler sa langue barbare, il prend en haine tout ce qui est européen. L’Europe a fait son malheur ! Ayant retrouvé l’équilibre, Mohand offre un joli mouton à « missiou » Alexis qui sourit à ce présent étrange et se demande comment le refuser sans froisser l’amour propre du bon Mohand. Celui-ci, homme fier, tient à ses traditions d’hospitalité, comme tout bon Kabyle arabe d’ailleurs.

[1] Cette interdiction a été formulée contre Mohammed Arkoun et Kateb Yacine.

[2] Lire Victoria Famin, « Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur. La logique d’un malaise », dans La Plume Francophone, 1 septembre 2008.

[3] Lire Ali Chibani, « “Gouverner au nom d’Allahˮ, de Boualem Sansal. Les protocoles des sauvages mahométans », dans Le Monde diplomatique, 24 janvier 2014.

[4] Si Sansal est entré dans une dérive regrettable puisqu’il a cessé de s’adresser aux Algériens pour ne s’adresser qu’au lectorat français et allemand, on ne peut accuser Kamel Daoud d’avoir fait le même choix puisqu’il est resté constant dans ses écrits avant et après son succès en France. Il est donc anormal de comparer les intentions de ces deux écrivains, d’autant que le deuxième a d’abord publié son roman en Algérie avant qu’il n’intéresse un éditeur français.

[5] On entend d’ici l’argument des défenseurs du « bon Arabe » selon M. Mollon : « Mais cela arrive en France aussi et partout ailleurs dans le monde. » Certes, mais cela doit-il empêcher un Algérien de faire la critique de sa propre société ? On nous dira aussi : « Mais l’Algérie, ce n’est pas que ça ! » Certes, mais elle est « ça » aussi et les cas comme « ça » ne font que se multiplier. Ils doivent donc être combattus et dénoncés.

[6] « Tous les jours » n’est pas qu’une expression, c’est la triste réalité.

[7] Lire Abdou Semmar, « Enquête/Selon 59% des algériennes, l’homme a “le droit de frapper ou de battre” sa femme », dans Algérie Focus, Alger, 11 juin 2015.

[8] On peut en effet être frappé par les ressemblances qui existent entre des discours de gauche et le discours islamiste.

[9] Lire à ce propos l’extrait de Comment je suis redevenu chrétien de Jean-Claude Guillebaud publié dans Manière de voir, n° 145, éd. Le Monde diplomatique, Paris, février-mars 2016, p. 90.

[10] Il est intéressant de voir que les commentateurs français n’ont retenu des clichés coloniaux que ceux qui font l’éloge du Kabyle et caricaturent l’Arabe, alors qu’il existait des clichés qui faisaient l’éloge de l’Arabe et caricaturaient le Kabyle. Cela a sans doute à voir avec la sélection faite par les États maghrébins après l’indépendance pour faire du peuple amazigh l’incarnation de « la main de l’étranger » ou de « l’ennemi intérieur » et de l’Arabe la victime de l’Occident qui doit défendre jalousement son territoire et sa culture contre les menaces extérieures. Lire  Alain Ruscio, Le Credo de l’Homme blanc, préface d’Albert Memmi, Paris, Editions Complexe, 2002.

[11] Lire Ali Chibani, « Mouloud Feraoun, La Terre et le Sang. Retour au pays natal : L’impossible réconciliation avec la mère », dans La Plume Francophone, Paris, 2 juin 2007.

[12] Lire Nicolas Treiber, « Les structures de la déception dans L’aventure ambiguë », dans La Plume Francophone, Paris, 11 juin 2013.

[13] Publié en 1953, La Terre et le Sang dénonce cependant l’aliénation religieuse dont la pression commençait à se faire sentir Algérie.

[14] Pour rappel, Kamel Daoud et Boualem Sansal, au regard de leur histoire, ont tous deux refusé d’être considérés comme des « Arabes ».

[15] Cela reflète une des contradictions de la gauche française. Celle-ci en effet rejette l’assimilation des Français d’origine africaine voulue par la droite et l’extrême droite mais ne se gêne pas à assimiler de force le peuple amazigh au « monde arabe », mythe fondé par Napoléon III qui a voulu restaurer le Khalifat. On peut être surpris quand on quitte l’Algérie et qu’on arrive en France, où il est normal de ne pas confondre un Japonais avec un Chinois, un Français avec un Allemand, un Sénégalais avec un Indien, de voir à quel point il est contre-nature qu’un Kabyle refuse d’être nommé « Arabe ».

[16] Voir Kateb Yacine : un poète en trois langues, film de Stéphane Gatti, Paris, La Parole Errante, 1994.

[17] L’expression « kabyle arabe » avait cours sous la colonisation et Mouloud Feraoun, dans ses écrits, notamment son Journal, en rit.

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