Tisser les fils de la famille humaine
Par Virginie Brinker
Juillet 2006. Gabriel El Chattawi, un jeune homme d’origine libanaise, conduit ses parents à l’aéroport, direction Tyr, où ils partent en vacances. Il s’apprête ainsi à passer quinze jours sans eux dans la maison de famille parisienne avec ses amis. « Tu fais bien attention à toi » lui dit sa mère à deux reprises, avant d’embarquer. Ironie du sort. C’est le sort de sa famille et la situation du Liban qui préoccuperont le jeune homme au fil des pages. C’est sa propre histoire et celle de sa famille que Joseph Safieddine nous donne ici à lire dans un album intime, illustré par Kyungeon Park.
Contrastes
Dès les premières pages, l’ambiance chaleureuse des fêtes qui réunissent Gabriel et ses amis à Paris (toujours une personne en train de boire ou fumer au premier plan) vient se noyer dans une pleine page, sans cartouche, représentant des chars incendiés, loin de la ville, au Liban[1]. À la page 7, il est en effet question d’un « accrochage à la frontière », même si Mustapha, le père de Gabriel, en minimise la portée : « Pfff ! C’est rien, ça ! Comme d’habitude ! ». Denis, le frère de Gabriel, y fera allusion quelques pages plus loin : « Tu penses que ça peut dégénérer cette histoire avec Israël ? Avec le char, là, à la frontière[2] ? ». Petit à petit, les événements se reconstituent donc au gré des conversations des personnages. Le char a été attaqué par le Hezbollah[3].
La tension monte d’un cran à la page 15, lorsque Anna, la mère de Gabriel, commence à s’inquiéter, même si son mari, son beau-père et Farès gardent leur calme : « Ce n’est rien, ça ! Comme d’habitude, ici[4] ! ». En contraste, la planche suivante fait apparaître neuf cases sans texte, façon noir et blanc sépia, sur lesquelles un jeune soldat charge son arme. Cette planche est elle-même suivie par des échanges, en France, entre Gabriel et son ami Sam (dont le texte suggère qu’il est israélien d’origine, ou juif, peut-être – « Sérieux, Sam, j’espère que ton peuple va pas encore nous casser les couilles[5] »), où l’insouciance le dispute à l’inquiétude. Même indolence du côté de la jeunesse libanaise, Denis et Ali se livrant à une partie de billard.
Mais si le contraste s’opérait jusque-là au niveau de l’unité « planche », en les opposant entre elles, il se resserre à l’échelle de la vignette après le premier bombardement sur Tyr. Le discours non alarmiste de Mustapha tient dès lors de la posture, tandis que ses voisins préfèrent fuir pour Beyrouth afin d’être plus facilement évacués[6].
Suggérer
Le premier bombardement a lieu à la page 20. La guerre est suggérée par l’onomatopée récurrente (« Boum ») et les fumées noires qui s’élèvent dans le ciel.
On apprend ensuite[7], via la télévision que regarde Gabriel depuis la France, que les bombardements ont fait trente cinq morts au Sud-Liban. Le premier convoi de l’ONU évacue son personnel uniquement. La famille de Gabriel est piégée.
L’horreur est sciemment évitée mais elle est suggérée[8]
Dans ce refus de la monstration, l’ouïe prend également le relais de la vue. Des hurlements déchirent la nuit[9].
Les conflits entre les personnages deviennent métonymiques, à l’instar des querelles incessantes entre les parents de Gabriel, ou, de façon plus évidente encore, celui entre Gabriel et son ami Sam[10]
Leur conflit est cependant de courte durée. Ce sont les nerfs qui parlent. L’angoisse que l’on éprouve quand on est loin des siens.
Dire le lien
Ce que l’album retranscrit sans doute le mieux en effet, c’est la distance. Celle qui sépare le fils, Gabriel, resté en France pour un tournage, du reste de la famille. Les vignettes qui montrent les différents protagonistes au téléphone sont nombreuses. Une planche de la page 31 entreprend même, au fil des vignettes, de resserrer les gros plans sur le visage de Gabriel pour mieux accentuer l’inquiétude qui le ronge. Peu à peu, la distance s’amenuise, d’une vignette à l’autre, nous traversons les frontières comme dans cet exemple où ce que vivent la mère et la sœur de Gabriel, Mélodie, à Tyr est immédiatement rapproché de ce qu’est en train de vivre le fils[11].
Mais la distance physique ne peut être abolie, c’est là toute la détresse des personnages mais aussi leur impuissance. C’est par l’intermédiaire de la télévision que Gabriel suit les dangers qu’encourent ses parents et frères et sœurs. Télévision et téléphone deviennent les deux seuls moyens, quand ils fonctionnent, de garder le contact[12].
Garder le contact. C’est peut-être là l’impérieuse nécessité que dit le titre malgré sa formule idiomatique et anodine. « Yallah Bye. À demain[13] » est en premier lieu une parole de Oussama, le voisin de la famille de Gabriel à Tyr. Elle est ensuite[14] réemployée par Ali, toujours assortie d’une formule qui cherche à maintenir le contact « Yallah Bye, mon ami, bon courage ! ». Bassam, l’ami du père, l’emploiera aussi au téléphone avec Gabriel pour le rassurer[15]. La fonction phatique permet ainsi de créer des liens et d’affirmer, malgré l’absurde de la guerre, le souci et l’attention portés à l’autre, comme un besoin impératif d’humanité.
Filiations
À partir de la page 25, on retrouve le jeune soldat présenté plus haut[16], face à son père qui lui demande de partir pour la France : « Je n’abandonne pas ma famille, ni mon pays ! Pour aller faire le touriste chez les Français ». Sa situation fonctionne comme le symétrique inversé de celle de Gabriel. Son père l’implore toutefois de quitter sa tenue militaire pour aller en France « témoigner », « c’est comme ça que tu seras le plus utile », tandis que Mustapha préfèrerait que son fils n’annule pas son billet pour venir le rejoindre à Tyr, persuadé qu’il est de l’imminence de la fin des combats. La relation entre Gabriel et Mustapha se voit elle-même doublée par celle de Mustapha et son propre père, qui n’est pas sans rappeler le dialogue du jeune soldat avec le sien. Tout semble ainsi nous rappeler que les morts anonymes égrenés par les informations, sont tous des êtres humains ancrés dans une filiation. Que les morts et les disparus font tache d’huile. Que derrière eux, des milliers de famille sont également endeuillées. Que se trouvent rompus des milliers de fils, de filiations.
À la page 87, on commence cependant à deviner que le jeune soldat c’est justement Mustapha, le père de Gabriel, et que les couleurs choisies renvoie à son passé, son engagement pour la cause palestinienne, comme le confirmera le paratexte[17]. Son entêtement à ne pas vouloir croire à la guerre, puis à ne pas vouloir tout faire pour quitter le pays, semble dater de cette époque. C’est que Mustapha oublie trop souvent qu’il est père[18],
de même que Denis, toujours accro à ses jeux vidéos oublie trop souvent qu’il est fils.
Mustapha, cherchant à aider « le hezb’[19] », fait passer la cause politique avant celle de ses proches, laissant sa femme à l’écart de cette décision. L’impuissance du père et celle du fils, Gabriel, se rejoignent : « Ça me rend barjo, là ! À être comme un con… à les regarder crever à la télé[20] ». On le voit écrire des lettres au président, à la famille Chédid… en vain.
Et c’est peut-être là une des vérités de l’album. Au-delà de la force de son témoignage, il revêt les atours d’une fable qui prend aux tripes, nous invitant à retrouver les premiers liens de la famille humaine, ceux qui nous relient à nos pères, et les chérir, quoi qu’il en coûte.
[1] Kyungeun Park – Joseph Safieddine, Yallah Bye, Le Lombard, 2015, p. 6.
[2] Ibid., p. 12.
[3] Ibid., p. 14.
[4] Ibid., p. 16.
[5] Ibid., p. 18.
[6] Ibid., p. 25.
[7] Ibid.,p. 30.
[8] Ibid.,p. 38.
[9] Ibid., p. 41.
[10] Ibid., p. 50.
[11] Ibid., p. 36.
[12] Ibid., p. 69.
[13] Ibid., p. 29.
[14] Ibid., p. 47.
[15] Ibid., p. 139.
[16] Ibid., p. 16.
[17] Ibid., p. 164.
[18] Ibid., p. 93.
[19] Ibid., p. 123.
[20] Ibid., p. 128.
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